Les questions du commissaire Mikami

Suspense (13)

Six-quatre, roman de Hideo Yokoyama, ex-journaliste judiciaire, s’ouvre sur une visite du commissaire Mikami et de son épouse à une morgue de sous-préfecture. Depuis trois mois sans nouvelles de leur fille, ils ont été conviés par les autorités locales à venir s’assurer que le cadavre d’une adolescente trouvée noyée n’est pas celui de leur jeune Ayumi. Ce n’est heureusement pas le cas.


Hideo Yokoyama, Six-quatre. Trad. du japonais par Jacques Lalloz. Liana Levi, 616 p., 23 €


Cette disparition qui hante le livre de Hideo Yokoyama n’est cependant pas ce qui le propulse tout au long de ses quelque six cents pages : d’autres préoccupations, habituellement secondaires dans le roman policier – ici le fonctionnement obscur des services de la PJ –, servent à faire avancer l’intrigue. Deux mystères figurent dans ce gros opus : une vieille affaire non résolue appelée « Six-quatre » parce qu’elle s’est déroulée quatorze ans auparavant en l’an soixante-quatre de l’ère Shôwa (1989) et une nouvelle affaire qui surgit vers la fin du roman avec toutes les apparences d’être une copie de la première. Dans l’un et l’autre cas, une très jeune fille a été enlevée, rappelant à Mikami les dangers que court sa propre enfant fugueuse.

Le commissaire Mikami se trouve d’abord enquêter non sur ces crimes mais sur les énigmes que lui pose soudain l’attitude étrange de ses supérieurs et collègues. Constamment dissuadé d’en comprendre davantage, il va cependant s’obstiner et parvenir à dissiper les multiples écrans de fumée que dresse devant lui sa hiérarchie chaque fois qu’il se risque à soulever une question. Six-quatre est donc en grande partie un roman d’enquête sur les dissimulations et diktats du monde du travail, une peinture, vue par les yeux d’un protagoniste intègre, du vieux conflit entre le désir de faire ce qui est juste et le devoir d’obéir à l’autorité.

Suspense (13) Hidéo Yokoyama, Six-quatre, Liana Levi

Ces thèmes intéressent sans doute de manière aiguë la société japonaise puisque Six-quatre a été dès sa sortie un bestseller : répression et frustration seraient-elles des conditions atmosphériques courantes non loin du pays des matins prétendument calmes ? La vie de Mikami dans le livre illustre en tout cas un malaise généralisé des relations, que ce soit au travail, en famille ou dans les interactions quotidiennes.

Après une carrière « de terrain » qu’il appréciait, le commissaire a en effet été nommé malgré lui responsable des relations avec la presse, un poste difficile et sans intérêt dont une des charges est de tenir à distance les reporters agressifs en leur fournissant ce qu’il faut de nouvelles pour les empêcher de se déchaîner contre la PJ. Voilà qu’en plus, à présent, il est empêché de saisir le sens des ordres qui lui sont donnés et des missions qui lui sont confiées et doit faire face aux coups fourrés que lui réserve une institution policière riche en individus aigris, incompétents ou carriéristes. Contre les violences de son travail, sa vie familiale n’offre aucun réconfort et paraît, elle aussi, tristement désastreuse : sa fille a disparu, sa femme est aliénée par le chagrin. Même les rapports superficiels de tous les jours semblent le plus souvent hérissés d’indifférence ou d’hostilité.

L’existence de Mikami présente ainsi des aspects à la fois familiers et exotiques pour un lecteur français souvent baigné dans la même brutalité moderne. Mais c’est avec une certaine surprise qu’il prend la mesure des exigences impitoyables de la culture japonaise contemporaine vis-à-vis de ses membres: la soumission chez les femmes et les inférieurs, la pratique d’une intimidation silencieuse ou ouvertement féroce de la part de ceux qui sont en position de pouvoir, un verrouillage généralisé par le non-dit, le contrôle de chacun par la peur de « perdre la face »… Mikami parviendra cependant à plusieurs petites et grandes victoires contre ces forces d’aliénation.

Suspense (13) Hidéo Yokoyama, Six-quatre, Liana Levi

Poste de police à Kawaguchi, préfecture de Saitama (Japon)

En parallèle, les affaires policières du livre, la Six-quatre et celle qui ensuite l’imite, offrent un type de suspense plus vif et plus traditionnel au livre. Elles sont pour leur part fort bien ficelées et se retrouvent in fine intimement liées au mystérieux dysfonctionnement des services de police qu’a subodoré Mikami et qu’il réussit à mettre au jour. Les derniers chapitres du livre, après les multiples face-à-face du commissaire avec des interlocuteurs hautains ou mutiques, forment un foisonnant feu d’artifice de péripéties et de retournements. Comme le dit un personnage, dans un joli moment de facétie traductrice et de contre-pied au contexte extrême-oriental : « C’est vraiment fort de café ! »

L’intéressant voyage au Japon que propose Hideo Yokohama devrait donc intéresser à la fois pour son approche des thèmes sociaux et pour son utilisation originale des ressorts du polar (mystère, enquête, résolution, châtiment), dont les poids et les positions traditionnels respectifs sont astucieusement modifiés. Six-quatre se lit ainsi à la fois lentement et vite, en sirotant une tasse de café fort ou de thé vert.


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