La poésie bilingue

L’édition bilingue de recueils de poésie est une pratique répandue dans le paysage éditorial français, en vertu du principe, essentiel en traduction, selon lequel l’original fait référence. Mais peut-on mettre de tels livres entre toutes les mains ?

Traduire un poème est l’une des activités les plus intéressantes et les plus difficiles qui soient, parce qu’elle implique de restituer autant de caractéristiques du texte original que possible. Tout compte : le sens, le son, le rythme, la graphie, les assonances, la densité, les références… Pour le traducteur, la tâche est extrêmement ardue : il doit faire plus de choix que d’habitude, et la note, cette espèce de stigmate judéo-chrétien où il bat sa coulpe et confesse ses errements, ne lui est d’aucun secours. Elle brise cela même qu’elle veut préserver, car il en va des poèmes comme des histoires drôles : quand on doit les expliquer, ça ne fonctionne plus. Pourtant, ces choix, il faut les faire, car, sans eux, pas de traduction. Alors, comment permettre au lecteur de « perdre » un peu moins de substance ? Nombreux sont les éditeurs de poésie qui ont répondu à cette question en publiant dans le même ouvrage les originaux et leur traduction ; en bilingue, donc.

Traduction poésie bilingue À première vue, c’est une bonne idée, qu’on peut mettre en pratique de deux façons, en présentant les textes en vis-à-vis ou consécutivement, et qui dans les deux cas présente des avantages, que l’on comprenne ou non la langue d’origine. Par exemple, En attendant Nadeau a publié la traduction d’un poème de Ko Un, « Un temps avec les poètes morts », suivi de l’original. Remarquons que l’on peut ne rien connaître au coréen et néanmoins apprécier la beauté graphique du poème, la régularité des signes, leur symétrie… On peut même aller plus loin et noter que les septième et huitième vers du deuxième paragraphe, que Ye Young Chung a traduits par « Je suis plus que moi-même / Tu es plus que toi-même », ne diffèrent que par le premier et le troisième idéogramme… En observant cette graphie étrangère, on « analyse », on fantasme un peu, mais d’une certaine façon on a l’impression de mieux approcher la culture de l’autre. Le choix de la présentation en consécutif est également celui des « Cahiers de poésie bilingue » édités par les Presses Sorbonne Nouvelle, qui publient de la poésie contemporaine – Konstantin Pavlov, traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nilolov, ou Maria Tsoutsoura, trad. du grec par Stéphane Sawas –, mais aussi des classiques comme ces Poèmes de l’Inde ancienne, traduits par Nalini Balbir, écrits entre le IIIe et le Ve siècle de notre ère. Néanmoins, toute médaille a son revers. La consultation de l’une et l’autre versions oblige à tourner sans cesse les pages. On peut rapidement se perdre et surtout perdre de vue le poème : en effet, devant le texte magnifique et poignant de Ko Un qui chante la présence des âmes des poètes morts en chacun d’entre nous, il serait dommage de se contenter de deviner comment s’écrit « toi-même » en coréen.

Cette dérive de l’attention est encore plus flagrante quand on présente les traductions en juxtalinéaire. Car, en consécutif, on aura tendance à lire le texte dans son ensemble et à se laisser aller vers lui plutôt qu’à faire des va-et-vient systématiques entre les deux versions. Mais lorsqu’on dispose l’original sur la page de gauche (aussi nommée « fausse page » dans le jargon éditorial) et sa traduction française sur celle de droite (la « belle page », qu’on réserve traditionnellement à notre « belle langue » dans les éditions de poésie bilingue), on incite le lecteur à comparer l’original et la traduction. Est-ce une bonne idée ? Cela dépend. Pour celui qui n’a jamais lu le poème, plutôt non, car cette mise en page, au lieu d’ajouter du sens, va créer un filtre supplémentaire (la tentation de la comparaison) entre le lecteur et le texte. Quand on veut découvrir un auteur, c’est le meilleur moyen de passer à côté. À moins d’être doté d’une volonté de fer ou d’une totale absence de curiosité (caractéristiques qu’on n’associe pas nécessairement au lecteur de poésie), il est difficile d’empêcher l’œil de glisser sur la fausse page et le cerveau de sortir du texte. Pour qui connaît déjà l’œuvre, c’est différent. Une relecture s’accommode en effet fort bien de la présentation juxtalinéaire, laquelle permet de creuser plus loin dans le texte et ouvre des pistes, des perspectives. On peut ainsi, quand on connaît la langue de l’original, tenter de comprendre tel ou tel choix de traduction, la mise en avant de telle facette plutôt que de telle autre (comme l’explique Jacques Darras dans « Le traducteur traduit » à propos du mot « pas », selon qu’on l’interprète comme une négation ou comme le fait de marcher).

Lorsqu’on dispose de plusieurs traductions d’un même texte, cela devient passionnant, parce qu’on est en mesure de comparer les lectures, les approches et la visée de chaque version. On trouvera par exemple qu’une traduction rend mieux le souffle, qu’une autre est plus précise, qu’une troisième réunit les qualités des deux premières, mais au détriment de la métrique… Tout cela met au jour des aspects d’un texte très utiles à qui étudie la traduction ou en a fait son métier, mais qu’un lecteur lambda peut également apprécier, parce qu’il en retirera une compréhension plus profonde de l’œuvre. D’ailleurs, les lectures les plus « exotiques » révèlent souvent des aspects jusque-là ignorés d’un texte. J’en veux pour preuve l’excellentissime recueil que l’éditeur manceau Les doigts dans la prose a publié il y a trois ou quatre ans, une édition quadrilingue des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky, qui présentait les versions de telle sorte qu’on pouvait lire en vis-à-vis les traductions françaises de Claude Ernoult (1987) et d’André Markowicz (2013), et constater à quel point elles diffèrent. Sans aller chercher les exemples les plus extrêmes, citons simplement les vers 3 et 4 du sonnet XIX :

« Six heures, c’est l’instant où s’interrompt la vie

sans qu’au cadran solaire un arrêt soit marqué. »   (Ernoult)

« La vie s’arrête à 6 P.M. de soir

en soir sans déranger le char solaire. »        (Markowicz)

Subitement, Brodsky semble moins hugolien !

Traduction poésie bilingue

Joseph Brodsky

Toutefois, dans certains contextes, l’original et sa traduction ne suffisent pas. C’est le cas de la Fable de Polyphème et Galatée, de Luis de Góngora, publiée l’automne dernier chez Gallimard dans une traduction de Jacques Ancet (lequel a en outre rédigé une préface aussi érudite que passionnante sur l’auteur, la poésie du Siècle d’or espagnol, la nécessité de la retraduction et les raisons qui ont motivé ses choix : un véritable essai qui mériterait une recension à lui seul). Luis de Góngora est un poète hermétique, notamment en ce qu’il suppose que son lecteur connaît déjà l’histoire qu’il va lui raconter. C’était vrai à l’époque, ça ne l’est plus aujourd’hui. Chaque binôme poème/traduction est donc assorti d’un troisième texte, une version en prose qui « aide le lecteur à s’orienter dans le labyrinthe syntaxique ou la concentration souvent très elliptique de l’écriture de Góngora, ainsi que dans le tissu d’allusions mythologiques que suppose la lecture de la fable ». La nécessité de ce triptyque confirme qu’on traduit dans le temps aussi bien que dans l’espace, et que la langue d’un auteur n’est pas qu’un lexique assorti d’une syntaxe et d’usages, mais bien la partie émergée du contexte culturel et social dans lequel il écrit (phénomène qui n’est une surprise pour personne, mais que la Fable de Góngora illustre parfaitement).

Traduction poésie bilingue

Luis de Góngora par Diego Velasquez

Reste le cas le plus fréquent, la traduction bilingue en juxtalinéaire, comme décrite plus haut. Citons quelques exemples classiques : Emily Dickinson, Poésies complètes, traduit par Françoise Delphy (Flammarion) ; Paris, d’E. E. Cummings, traduit par Jacques Demarcq (Seghers) ; ou encore le magnifique pavé de Nicanor Parra dont a parlé En attendant Nadeau, traduit par Bernard Pautrat avec la collaboration de Felipe Tupper (Seuil). Le Parra, 700 pages, 1 027 grammes ; le Dickinson, 1 472 pages, 1 215 grammes. À l’évidence, des ouvrages plutôt destinés aux tables des bibliothèques qu’aux guéridons des terrasses estivales. Et pour les avoir longuement consultés ces derniers temps, notamment en vue de la rédaction de cet article, j’ai constaté que « l’expérience de lecture », comme disent les Anglo-Saxons, était effectivement modifiée par la présence de l’original en vis-à-vis de sa traduction, pour les raisons citées plus haut. Alors, peut-on mettre ces ouvrages entre toutes les mains ? Oui, bien sûr, ce n’était d’ailleurs qu’une question rhétorique. Lire de la poésie en bilingue, ce n’est ni mieux ni moins bien que d’en lire en version originale ou en version française, c’est simplement différent (et un peu plus fatigant, parce qu’en moyenne les bouquins sont deux fois plus lourds).


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