La traduction en négociation

Face à la diversité des éléments de la signification, la traduction est une affaire de négociations, multiples et susceptibles d’interférences mutuelles, entre la lettre et le sens.

On voudrait ici proposer deux choses. D’abord, rappeler quelques données actives lors du transfert opérant dans la traduction, soit les termes d’un mode de passage entre la lettre et le sens, comme entre le sens et la lettre, qui permettraient de penser la traduction. Ensuite, rendre compte d’expériences de traduction de mes poèmes et de ce qu’elles apprennent ou de quel savoir elles sont porteuses à les regarder de près.

Pour le premier point, on restera au niveau des conditions et de la théorie générale qu’elles supposent, à l’intersection, veut-on croire, de la traduction comme objet spéculatif et de la traduction comme objet pratique. Jean-Michel Déprats, évoquant la question de la lettre et du sens et de leur impossible accord complet, et cela à partir du cas de l’accent vis-à-vis des autres éléments de la sémantique du texte, se résolut à dire que ce qu’il faut traduire, c’est le climat du texte [1]. Ce n’est pas la réponse classique en termes de choix mais une réponse en termes de climat qu’il fait valoir. On voudrait penser la différence entre les deux termes ainsi : le choix, terme discriminant, implique la dimension analytique et la perte ; le climat, terme global, implique la dimension synthétique et le gain. On voudrait reprendre ce terme, le faire escorter par d’autres et en faire l’éloge.

Pour ce faire, on voudrait employer et ajouter d’autres termes, aptes à décrire et désigner ce travail qui fait face à la diversité des éléments de la signification et qui, dans ses actes pratiques de traduction, forme les constituants d’une doctrine du sens. Dans cet esprit, on dira que la traduction est une affaire de négociation et de transaction. La négociation implique que la construction du comparable ne bloque pas le curseur sur l’identité de la construction d’un semblable. Mais elle ne doit pas non plus perdre de vue l’impératif de faire figurer suffisamment de la lettre dans le comparable, pour que sa propre construction ne soit pas non plus libérée de toute incitation au semblable. Si tel devait être le cas, alors il s’agirait de paraphrase, qui fut une pratique et même un genre dans les « lettres », avant que n’intervienne le sens moderne de « littérature ». On se souvient des Paraphrases des Psaumes de Clément Marot, par exemple. La paraphrase peut alors, à partir de ces termes, se définir comme l’exercice qui considère comme disjointes la construction du comparable et celle du semblable. Autrement dit, comme un exercice qui n’inscrit pas la négociation et la transaction dans l’espace de construction réciproque d’un semblable et d’un comparable. Si négociation il devait y avoir dans la paraphrase, elle aurait lieu entre d’autres instances, régies par d’autres motifs.

Traduction négociation Jean-Patrice Courtois

Alexander Calder, Étude pour un mobile

La négociation entre la lettre et le sens effectue, en revanche, des opérations situées au niveau le plus fin de la grammaire signifiante en vue de construire la passerelle entre le comparable et le semblable. La négociation, du point de vue de ces niveaux fins, se décline toujours au pluriel, ce qui a pour conséquence que c’est bien toujours d’une somme de négociations qu’il s’agit et de négociations dont les résultats interfèrent les uns avec les autres. Ces opérations, qui relèvent des règles et des cas où s’appliquent les règles, se concluent par une transaction. La transaction est donc le résultat du processus des négociations. Ce qui apparaît comme une des forces de ces notions corrélées vient de ce que l’intraduisible n’y apparaît potentiellement que comme un cas particulier surmontable sous conditions de tout acte de traduction et non comme l’hapax insurmontable d’un lieu, d’une phrase ou de toute une œuvre. Le sentiment empirique de l’intraduisible est seulement celui d’une négociation plus difficile ou plus intriquée que d’autres. Si la traduction est affaire de négociation, de transaction et de climat, la maxime induite par cet espace de pensée devient : là où est l’intraduisible, c’est là qu’il faut traduire. Une négociation d’un type particulier, mais une négociation malgré tout. L’image du climat a, quant à elle, le grand mérite d’indiquer le résultat de la négociation et la couleur de la transaction. Et donc, de la petite unité à la plus grande unité, on dira que la représentation du processus qui permet de faire fonctionner ensemble la loi de la lettre et la loi du sens, et d’y assurer l’existence d’une relation entre semblable et comparable, s’écrit comme la phrase tissée entre négociations, transaction et climat [2].

Dans deux des expériences de traduire me concernant, il me semble avoir touché le cœur de ces opérations de négociation et de transaction [3]. Quelques remarques peuvent en témoigner. Quelque chose de son propre travail d’écriture surgit à la conscience, qui n’était pas présent avant le regard sur la traduction. Dans le cas des Jungles plates, la première partie du livre, Mobiles, fait valoir un petit mot simple en français, pas, dont clairement je n’avais pas pensé à ce point qu’il ne pouvait pas être à la fois not et step pour l’anglais. L’autre langue oblige à une négociation dont l’original peut absolument se passer. Dans la langue en français, ce qui caractérise pas tient précisément à ce que la double valeur s’inscrit en quelque sorte depuis la langue dans l’écriture sans avoir à opérer le geste de confrontation entre le pas négation et le pas de la marche. Le travail de la langue se déplace en traduisant et, ce faisant, il produit la conscience des actes effectués. La poésie est une affaire d’actes et la traduction révèle les sutures des actes dans les mots. La transaction, pour le traducteur Joe Ross, a, me semble-t-il, consisté dans ce cas en une lecture de la syntaxe effectuée de telle sorte qu’il finisse par percevoir un primat de not sur step. Parfois, c’est la tension de la différence des langues qui apparaît en livrant à la conscience l’acte effectué dans l’écrire. Ainsi, pour la phrase rien que voir incorpore, la traduction en anglais se résout à nothing other than seeing embodied. À rebours de la classique distinction qui veut que l’anglais soit toujours plus resserré que le français (à tel point que souvent dix pages d’anglais se retrouvent en douze pages de français), ici le français reste le plus resserré. Les actes et les formes des actes se trouvent comme dessinés dans la traduction. L’anglais fait apparaître le travail à contre-langue du français.

Traduction négociation Jean-Patrice Courtois

La différence des langues entre allemand et français joue une autre partie dans la transaction à laquelle il faut aboutir. Mais il s’agir toujours d’entendre ce que la traduction de son propre travail apporte. Il ne s’agit pas de simples vérifications de justesse : la question est bien plus importante et bien plus vaste. Je tire de cette autre expérience – le commun des deux est que je peux intervenir sur les deux langues – quelques bribes de réflexion autres. Il y a d’abord cette saisie des mots eux-mêmes en tant qu’ils sont écrits. On n’a pas affaire dans la traduction à des mots du dictionnaire ni même à des mots employés (il y a encore des emplois distincts dans les dictionnaires à l’intérieur des « entrées »), il y a des mots emportés dans un dictionnaire propre. Et du coup, tout tremble et, en relisant les traductions, j’entrais dans ce tremblement de mon propre dictionnaire personnel entrant lui-même dans les mots étrangers. Or, un dictionnaire personnel est déjà de l’étranger dans du propre. C’est bien cela la visée, la tâche du traducteur, la négociation avec un étranger propre à projeter dans un autre étranger propre. Le tremblement des mots n’est alors rien d’autre que la question permanente qu’on leur adresse sur leur propre étranger. Et c’est elle qui autorise le voyage vers l’autre propre étranger.

Il se peut alors que revienne à l’esprit, et sans pouvoir y échapper, toute la question des usages des mots dans une langue. Il ne s’agit que d’une conséquence directe de tout ce qui précède, du dictionnaire personnel qui n’est pas écrit comme tel. Un dictionnaire se pense par une écriture et ce n’est pas l’écriture qui se pense à travers un dictionnaire. Est-ce que cela se dit ? se demande-t-on. Mais la question n’est pas bien posée. La pratique d’écriture, les phrases quelles qu’elles soient et quel que soit leur parti pris, inventent des usages furtifs ou massifs, mais ce sont des usages, des possibilités qui dépassent les programmes. La signification se tient dans les usages et c’est pourquoi Wittgenstein se référait souvent à la poésie pour l’analyse des phrases : « C’est l’usage d’une phrase qui la rend intelligible [4] ». En ce sens, les mots et les phrases se distinguent et les phrases emportent plus loin les mots et leur signification. On connaît le sens de tous les mots, mais la phrase se déplace encore en un autre usage que l’usage de ces significations. Il faut toucher cela avec la traduction. Dans la traduction, se débarrasser de l’idée que le « langage est un miroir » comme le demande Wittgenstein, est la difficulté [5]. Traduire met en face d’un « cela se dit comme ça » ou d’un « cela ne se dit pas » : et on voit là apparaître le miroir dans l’autre langue, on voit revenir le miroir. Il faut le laisser de côté et se jeter dans la phrase entière et ne pas la faire parler mais bien plutôt parler en elle avec elle.


Jean-Patrice Courtois est professeur à l’Université Paris 7 – Diderot, où il enseigne la philosophie, la littérature des lumières, l’esthétique le théâtre et la poésie.
  1. Conférence de Jean-Michel Déprats faite à l’université Paris-7 (Jussieu) dans le cadre des Conférences Roland Barthes. Il répondait à l’une de mes questions.
  2. Pour un exemple concret et remarquable, je renvoie à la discussion et aux propositions de Tiphaine Samoyault traduisant un chapitre d’Ulysses et comparant, sur un passage, la traduction d’Auguste Morel et la sienne : là où Auguste Morel « réduit le glissando vocalique à une simple allitération en t », Tiphaine Samoyault privilégie « le son (allitération en f, liquidité du son fl qui est aussi celui par lequel [elle] tradui[t] les jeux élaborés autour du nom de Bloom) et tente de compenser le glissement vocalique par un glissement consonantique dans le cadre d’un monovocalisme ». Tiphaine Samoyault, « Retraduire Joyce », in Robert Kahn et Catriona Seth (s.l.d.), La retraduction, pp. 231-240, p. 237, cf. toute l’analyse pp. 236-238.
  3. Il s’agit de la traduction en anglais par Joe Ross de poèmes issus des Jungles plates, Nous, 2010 (Séminaire de traduction de Reid Hall organisé par Sarah Riggs et Cole Swensen, publié dans Read, A Journal of Inter-Translation, 2012) et de poèmes issus des Jungles plates et des Théorèmes de la nature, Nous, 2017, en allemand dans une discussion avec Edoardo Costadura et Marianne Dautrey.
  4. Oets Kolk Bouwsma, Conversations avec Wittgenstein (1949-1951), traduit de l’anglais par Layla Raïd, Agone, 2001, p. 55.
  5. Ibid., p. 54.
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