Un triumvirat amical de la création

Au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, une exposition inédite, complexe et passionnante met en évidence les recherches de trois créateurs inquiets et amicaux : André Derain (1880-1954), Balthus (1908-2001) et Alberto Giacometti (1901-1966). Cette exposition originale rassemble plus de 350 œuvres – peintures, sculptures, dessins sur papier, gravures, photographies. De 1930 à 1950, ces trois artistes se fréquentent, s’observent, s’estiment, se respectent. Leurs œuvres insaisissables, envoûtantes, déconcertent ; elles troublent.


Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Du 1er juin-29 octobre 2017

Catalogue de l’exposition. Éditions Paris Musées, 300 p., 49,90 €


André Derain est le plus âgé des trois, le grand frère en art, le maître sobre et résolu, exigeant, cultivé, éclectique, très intelligent. Salmon, Apollinaire, Élie Faure l’admirent. On l’a parfois appelé le « régulateur », celui qui mesure, qui contrôle, qui règle, qui s’interroge et qui doute sans cesse. Sa peinture est très construite, empreinte d’une recherche d’archaïsme ; il souligne une géométrie sous-jacente, des rythmes discrets, des angles imprévus ; il représente la Grande bacchanale noire (1953-1945), l’égarement et la fièvre des bacchantes féroces… En 1954, quand Derain meurt, Picasso dit à Pierre Daix : « Tu ne peux imaginer quel grand peintre c’était. »

En 1957, Giacometti ne cesse d’aimer l’audace de Derain et son anxiété. Il affirme : « Derain est le peintre qui me passionne le plus, qui m’a le plus apporté et le plus appris depuis Cézanne, il est pour moi le plus audacieux. […] Les qualités de Derain n’existent qu’au-delà du ratage, de l’échec, de la perdition possible. […] Derain était dans un lieu, dans un endroit qui le dépassait continuellement, effrayé par l’impossible, et toute œuvre était pour lui échec avant même de l’entreprendre ». Alors, Derain et Giacometti auraient refusé toute certitude, toute assise. Selon Giacometti, Derain cherchait des procédures contradictoires et presque impensables : « où trouver les moyens pour s’exprimer ? Un rouge n’est pas un rouge, une ligne n’est pas une ligne, un volume n’est pas un volume, et tout est contradictoire, un gouffre sans fond dans lequel on se perd. Et pourtant il ne voulait peut-être que fixer un peu l’apparence des choses, l’apparence merveilleuse, attrayante et inconnue de tout ce qui l’entourait ». Ainsi, les trois amis choisissent les risques, les vertiges, les apparences étranges, insolites, indéfinissables, bouleversantes.

Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

Alberto Giacometti, Autoportrait (1920)
© Succession Alberto Giacometti (Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris & Adagp, Paris), 2017

Chez tous les trois, les ateliers étonnent. Par exemple, Fellini décrit en mai 1995 dans La Stampa l’atelier de Balthus : « Un jour, Balthus m’a invité dans son atelier. Personne n’y entrait jamais. […] Il y régnait un désordre vertigineux : des toiles appuyées contre les murs, de vieilles tables chargées de hardes poussiéreuses, des paravents, des ventilateurs, des lits de camp, des casseroles, des marteaux, des masques africains, des objets japonais et chinois, des mannequins, des boîtes, des vases, des alambics […] : un vrai laboratoire de sorcier, d’alchimiste, de démiurge. Une atmosphère de magie qu’on n’éprouvait peut-être pas même dans les ateliers légendaires de Courbet, de Picasso ou de Chagall ».

Jean Genet a publié L’atelier d’Alberto Giacometti en 1957 ; il note : « Posée au milieu des vieilles bouteilles d’essence, sa palette des derniers jours : une flaque de boue de différents gris. […] Ses yeux s’écarquillent, son sourire est aimable ; Giacometti parlait de la poussière couvrant toutes les vieilles bouteilles d’essence qui encombrent une table d’atelier. […] Chaque statue semble reculer – ou en venir – dans une nuit à ce point lointaine et épaisse qu’elle se confond avec la mort. […] Toute l’œuvre du sculpteur et du dessinateur pourrait être intitulée : ‟l’objet invisible”. […] Dans cet atelier un homme meurt lentement, se consume, et sous nos yeux se métamorphose en déesse… »

Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

Balthus, Le Roi des chats (1935) © Balthus
© Nora Rupp, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Suisse

Derain, Balthus, Giacometti inventent des portraits inaccessibles, puissants, qui se situent au-delà de toute psychologie. Balthus écrit en 1935 à Antoinette de Watteville (qu’il épousera en 1937) : « J’ai, moi, une conception très précise et très spéciale du portrait qui a cessé depuis plus de cinquante ans. […] Je réhabilite le portrait. Je le lave de la boue. […] Enfin on peut bien le dire sans passer pour spécialement vantard. Je suis aujourd’hui le seul, très exactement, qui soit capable de faire un portrait. Vive le King of Cats ! ». Dandy, insolent, distant, il peint son autoportrait, Le roi des chats (1935). En 1980-1981, il intitule son tableau Le peintre et son modèle : Balthus est vu de dos ; il regarde l’extérieur et tire le rideau de la fenêtre immense ; le modèle est la jeune fille qui feuillette un album et observe la prestance des grands galeristes Pierre Colle et Pierre Matisse, des amis, des mécènes, de Marie-Laure et Charles de Noailles…

Des modèles surgissent dans les œuvres des trois créateurs. Derain peint six portraits d’Isabel Rawsthorne ; Giacometti réalise ses portraits sculptés, plusieurs toiles, Femme au chariot (1944-1945) ; Balthus et son épouse Antoinette sont des amis d’Isabel qui est aussi une artiste. La créatrice Sonia Mossé est modèle de Derain et de Balthus et très liée à Antonin Artaud ; déportée en 1943, elle ne reviendra pas du camp de Sobibor. Les adolescentes balthusiennes font écho aux portraits de Derain qui peint sa nièce Geneviève : Geneviève à la pomme (1937-1938) ; dans les années suivantes, les portraits nervaliens de la nièce se chargent de mystère. Bien plus tard, en 1994, Geneviève se souvient : « Derain avait surtout la manie de me demander de poser quand j’avais pas envie. Quand j’étais habillée, bien arrangée et que je me trouvais pas mal, il n’avait pas du tout envie de faire mon portrait. Si j’avais la fanchon sur la tête, tout ça, il me disait : ‟T’as pas une heure à perdre ?” Alors j’allais poser mais c’était embêtant parce qu’il peignait très rapidement. Après il élaborait (des fois il démolissait tout), mais pour ce qui est du premier jet en une heure le portrait était fait. Parce que, le portrait, auparavant, il l’avait dans la tête. Il chantonnait. »

Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

André Derain, Isabel Lambert, 1934-1939 © North Carolina Museum of Art, Raleigh © ADAGP, Paris 2017

Dans cette exposition, les trois créateurs sont passionnés par le théâtre, par les ballets, par l’opéra. De 1919 à 1953, durant trente-quatre ans, Derain réalise les décors et les costumes de deux pièces de théâtre, de treize ballets, de deux opéras. Par exemple, dans le ballet Fastes (1933), Derain propose le livret, les décors, les costumes ; George Balanchine est le chorégraphe avec la musique d’Henri Sauguet ; les Bouffons sont jaunes, les Éphèbes bleus et ocres, les Matrones vertes et noires. Et, en 1951, au festival d’Aix-en-Provence, Derain imagine les décors et les costumes de L’enlèvement au sérail de Mozart… En 1935, Balthus dessine les costumes d’une tragédie reprise par Antonin Artaud (d’après Shelley et Stendhal), Les Cenci. En 1948, au Théâtre Marigny, il crée les décors et les costumes de L’état de siège d’Albert Camus (avec la musique d’Arthur Honegger et la mise en scène de Jean-Louis Barrault). En 1950, à Aix-en-Provence, Balthus réalise ceux de Così fan tutte de Mozart. Le 3 mai 1961, En attendant Godot est reprise à l’Odéon, mise en scène par Roger Blin ; le décor de Giacometti est constitué d’un arbre mince, desséché…

Ici, tu reverras La rue (1933) de Balthus. Sa signification énigmatique reste enchaînée par la géométrie de la composition et par les gestes rigides de neuf protagonistes. À gauche, un adolescent (aux yeux fermés) veut attraper une jeune fillette (aux yeux fermés) et la toucher ; un enfant obèse joue avec sa raquette bleue ; un cuisinier est un mannequin en bois (qui porte un menu) ; un ouvrier en blanc porte sur l’épaule une planche qui dissimule son visage et le barre ; vue de dos, une grande femme vêtue de noir croise un garçon dodu et fat ; à droite, au fond de la rue, une mère (vue de dos) porte sur un bras son enfant très élégant. Sur l’asphalte de la rue, un mystère redoutable plane. Se tissent les désirs, la violence, des machinations sournoises. Qui fait quoi ?

Ou bien, dans cet excellent catalogue, tu liras le face-à-face interminable de Giacometti avec un jeune philosophe japonais, Yanahaira. Ce penseur pose plus de deux cent cinquante fois au cours des années 1956-1960. Dans ses mémoires, il décrit des séances épuisantes. Finalement, il définit ce visage dessiné par Giacometti : « Ce visage a une plénitude et un poids. Et en même temps de la légèreté. Il n’y a rien de plus lourd et en même temps de plus léger qu’une tête. Lourd comme une montagne et flottant légèrement dans l’air comme une barque. »

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