Comme au Berliner Ensemble

Katharina Thalbach fait entrer La résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht au répertoire de la Comédie-Française, par sa mise en scène salle Richelieu. Loin de toute actualisation, si fréquente dans le cas de ce texte, elle a choisi de s’inspirer de la création de la pièce au Berliner Ensemble, de transmettre à la Maison de Molière son héritage. Superbe de maîtrise, elle présente un grand spectacle, avec un interprète rare : Laurent Stocker, dans le rôle du protagoniste. 


Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui. Mise en scène de Katharina Thalbach. Comédie-Française, salle Richelieu. En alternance jusqu’au 30 juin 2017 et du 27 février au 21 mai 2018


« Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester / les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder. / Voilà ce qui aurait pu pour un peu dominer le monde ! / Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut / Pas nous chanter victoire / il est encore trop tôt / Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » Tels étaient les vers que pouvaient entendre les spectateurs du TNP en 1960. Jean Vilar avait programmé La résistible ascension d’Arturo Ui en pleine guerre d’Algérie, en avait assuré la régie (selon le terme préféré à « mise en scène »), avec Georges Wilson et André Acquart. Il tenait le rôle-titre, mais, en fin de représentation, il arrachait sa perruque, redevenait le directeur du Théâtre national populaire pour prononcer l’épilogue. Il souhaitait rappeler comment une dictature peut « passer en fraude », évoquer « toute dictature possible, passée, présente et à venir ».

La fameuse dernière phrase, toujours d’actualité, connue bien au-delà du cercle des brechtiens, ne correspondait pas vraiment à l’allemand : « Der Schoss ist fruchtbar noch, aus dem das kroch ! ». Elle provenait plutôt de la traduction réalisée par Hoffman Reynold Hays, en prévision d’une mise en scène aux États-Unis : « The belly is still fertile from which the foul beast sprang. » Elle ne se termine pas ainsi salle Richelieu, proférée par Bakary Sangaré ; elle s’achève, non par « la bête immonde », mais par « la vermine ». Encore est-ce un compromis par rapport au texte publié : « Le ventre est encore fécond d’où ça sort. » Les deux traducteurs, Hélène Mauler et René Zahnd, ont expliqué ce choix ainsi que celui des vers iambiques, parmi d’autres exemples d’écart par rapport à la version initiale d’Armand Jacob, éditée dans le volume V du Théâtre complet [1] : « Clore ainsi le texte par une image forte, ‟la bête immonde”, qui si longtemps a fait mouche et parle encore avec tant de vérité, c’était tentant. C’était s’inscrire dans un continuum littéraire. Mais quid du texte brechtien, tout en évocations à demi-mots, où nulle bête immonde ne surgit, mais où ‟rampe”, où ‟s’extirpe” un ‟ça” innommé parce qu’innommable ? Tirant les leçons des distances, nous avons choisi de mettre à mort la ‟bête immonde” [2] ».

Ce texte date de 2012, de la première publication par L’Arche de la nouvelle traduction, à partir de la seconde version de la pièce, élaborée par Brecht de 1954 à 1956, année de sa mort. Il est donc antérieur à la programmation par Éric Ruf, administrateur général du Français, de La résistible ascension d’Arturo Ui. Mais il témoigne d’un souci de fidélité au texte original qui s’avère en adéquation avec le spectacle de Katharina Thalbach. La fille du metteur en scène Benno Besson et de l’actrice Sabine Thalbach dit avoir passé une grande partie de son enfance au Berliner Ensemble, fondé par Bertolt Brecht, après la guerre, à Berlin-Est, et dirigé par Helene Weigel. Elle se rappelle avoir vu « un nombre incalculable de fois » Arturo Ui, grâce à « l’immense succès du spectacle […] extraordinairement divertissant » ; sa mère y jouait en alternance avec Barbara Schall, la fille de Brecht. La pièce, écrite en 1941, lors d’une étape de l’exil, en Finlande, n’avait été créée qu’après la mort de son auteur par deux de ses disciples, Peter Palitzsch et Manfred Wekwerth, en 1959, avec le plus célèbre acteur de la troupe, Ekkehard Schall, dans le rôle-titre.

Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui, Comédie française

© Christophe Raynaud de Lage

Katharina Thalbach, installée en 1976 à Berlin-Ouest avec son mari, l’écrivain Thomas Brasch, a une longue expérience internationale d’actrice et de metteure en scène. Au Français, elle a manifestement souhaité utiliser les moyens de l’institution et les talents de la troupe pour transmettre un héritage, en accord avec Éric Ruf : « revenir à la source par le lien du plateau, des acteurs et non celui de la théorie ». Dans ses entretiens, elle fait de nombreuses références au monde contemporain, mais elle se refuse à toute actualisation. Ainsi, elle a encore raccourci la version scénique jouée à la création, mais elle a conservé, à la fin de chaque tableau, le texte qui rappelle les données historiques, explicite le lien entre l’arrivée de Hitler au pouvoir et l’ascension à Chicago du petit gangster Ui. Elle varie seulement la présentation des écriteaux en fonction du jeu, auquel elle l’intègre. D’entrée, elle situe les deux histoires dans les années trente grâce aux costumes d’Ezio Toffolutti, ce que la scénographie abstraite, du même, ne permettrait pas.

Associé pendant vingt ans à Benno Besson, le grand artiste vénitien avait conçu, pour la première mise en scène en 1976 de Katharina Thalbach, pour Macbeth, une toile d’araignée, symbole du piège tendu au protagoniste par les sorcières. Ce dispositif, repris pour La résistible ascension d’Arturo Ui, constitue un élément déterminant du spectacle. Un immense filet surplombe l’espace scénique, très pentu, couvert d’un plan de Chicago en dollars. Il oblige les interprètes à des prouesses physiques et conditionne le jeu, aux antipodes de toute tentation naturaliste. Parfois, les fils tendus au-dessus du plateau, repris sous forme de surfilage sur les costumes, se font oublier au profit de trappes, d’où les acteurs émergent à mi-corps. Katharina Thalbach et Ezio Toffolutti insistent tous deux sur l’importance des maquillages. Le plus souvent, les visages sont grimés en blanc, les traits fortement soulignés. Ils évoquent les portraits de George Grosz, les figures de l’expressionnisme, avec des variations en fonction des changements d’identité, au fil de la représentation. Seuls les comédiens interprétant les personnages principaux endossent un seul rôle : Thierry Hancisse celui d’Ernesto Roma (modèle historique : Ernst Röhm), Bruno Raffaelli le vieil Hindsborough (le président Hindenburg), Serge Bagdassarian Manuele Gori (Hermann Göring), Jérémy Lopez Giuseppe Gobbola (Joseph Goebbels). Les autres : Éric Génovèse, Florence Viala, Jérôme Pouly, Michel Vuillermoz, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Julien Frison et les six jeunes stagiaires doivent pour la plupart renchérir sur la rapidité du rythme pour passer d’une identité à l’autre ou faire partie d’un groupe.

Quant à Laurent Stocker, il réalise une performance exceptionnelle en Arturo Ui, tant par sa virtuosité physique que par les variations de l’expressivité et les modulations de sa voix. Une fois ôtés l’uniforme militaire avec croix gammée et le masque de caoutchouc portés au début de la représentation, il va garder moustache et perruque caractéristiques de l’imagerie hitlérienne. Mais il ne cherche pas l’imitation, il apparaît plus proche de Chaplin dans Le Dictateur, d’Ekkehard Schall, d’apparence frêle comme lui, que de Jean Vilar. D’abord presque apathique en maillot de nourrisson, à mesure de son ascension il ne recule devant aucune forme d’histrionisme, en conformité avec « la théâtralité du fascisme ». Par exemple, le cours de diction et de maintien avec « un comédien dépenaillé » (magnifique Michel Vuillermoz) constitue un morceau d’anthologie, tout comme la mise en pratique, dans son premier grand discours d’intimidation, devant les marchands de choux-fleurs : « ça veut dire quoi, pas naturel ? Personne aujourd’hui / N’est naturel. Quand je marche, je souhaite qu’on / Remarque que je marche ». Les autres membres de la distribution témoignent des mêmes qualités, si souvent déniées aux comédiens français. Ils passent d’un jeu burlesque, voire clownesque, à des tonalités inquiétantes, d’une rigidité de marionnette à l’aisance de danseurs dans des séquences de cabaret.

« La cause est entendue, le spectacle est éblouissant. Rarement, une représentation de théâtre fut pareillement au point ; rarement, elle fut le produit d’une telle richesse d’invention alliée à une telle maîtrise scénique. […] le volontaire assemblage des styles de jeu les plus divers, de la tragédie à la farce, de la parodie à l’épique… tout cela fait une somme théâtrale. Un spectacle complet ; du ‟théâtre total”. Mais n’est-ce pas un peu trop ? [3] » Bernard Dort commence par ces mots son article sur la mise en scène du Berliner Ensemble, lors de sa venue en 1960 à Paris au Théâtre des Nations. Celui qui avait largement contribué, avec Roland Barthes, à faire apprécier les premières tournées, du vivant de Bertolt Brecht, distingue les autres spectacles qu’il a défendus sans réserve de celui-là. Ce commentaire s’appliquerait aussi bien au travail de Katharina Thalbach, tant y triomphent la théâtralité et le spectaculaire. Ainsi pourrait s’expliquer la réception d’une partie de la critique qui contraste avec le succès public. Se justifie moins le reproche de ne pas évoquer notre présent, bref de trop se fier à l’intelligence du public. Cette tendance est fréquente qui consiste à attendre d’un spectacle autre chose que ce que son auteur a choisi de faire, de manière cohérente et rigoureuse, à regretter qu’il n’ait pas fait ce que la critique aurait préféré qu’il fît.


  1. Bertolt Brecht, Théâtre complet, Tome V, L’Arche, 1960.
  2. Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui, L’Arche, 2012 ; 2017.
  3. Bernard Dort, Théâtre public, Seuil,1967.
Dans notre numéro 21, Monique Le Roux avait rendu compte d’une mise en scène de la même pièce par Dominique Pitoiset.

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