Sous le soleil de Sardaigne

Depuis La lignée du forgeron (paru en français en 2011), le lecteur familier du romancier sarde Marcello Fois est entraîné dans l’histoire de la famille Chironi. Après C’est à toi (2014), Fois a laissé de côté le temps d’un livre le récit de la malédiction ancestrale (Cris, murmures et rugissements) pour y revenir dans La lumière parfaite de manière éblouissante.


Marcello Fois, La lumière parfaite. Trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Seuil, 376 p., 23 €


Sans connaître les deux précédents volumes de ce que l’on peut considérer comme une trilogie (La lignée du forgeron, C’est à toi, La lumière parfaite), le lecteur peut se repérer aisément dans ce nouveau livre sarde, qui a aussi pour cadre la ville de Nuoro, mais il faut pourtant bien avouer que la connaissance des romans précédents enrichit encore cette lecture. Dans un premier temps, simplement parce qu’elle permet de saisir toute l’épaisseur et les imbrications de la tragédie des Chironi et de savourer le plaisir de retrouver des personnages. Deuxième raison, moins importante peut-être, mais bel et bien présente, parce qu’elle fait mesurer combien ce volume se distingue aussi des deux précédents consacrés à cette histoire familiale romanesque à souhait. Il semble que Marcello Fois, dans La lumière parfaite, joue davantage encore avec les différents codes. S’il poursuit la veine du récit de famille, ancré dans un territoire, la Sardaigne, et une histoire, celle de l’Italie, il semble également revenir à des amours plus anciennes, celles pour le roman policier. Qui est responsable de la disparition de Cristian ? On retrouve également dans La lumière parfaite les intrusions, dans la réalité, d’univers parallèles, une spectralisation du réel, qui faisaient le sel de Gap par exemple (2002, pour la traduction française). Il semblerait donc que La lumière parfaite présente un condensé des qualités de l’écrivain désormais considéré en France comme le romancier sarde de référence (avec bien sûr Michela Murgia, qui au fil de ses romans émerge comme une auteure emblématique de la littérature de cette région).

Marcelo Fois, La lumière parfaite, Seuil

Marcelo Fois © Ulf Andersen

La lumière parfaite commence par un banal, oserions nous-dire, triangle amoureux. Cristian et Domenico sont élevés comme deux frères – et l’intrigue nous montrera de manière subtile toutes les anfractuosités de l’amour qui lie les deux hommes – et tombent amoureux de la belle Maddalena. La jeune fille aime l’un d’eux, et tombe enceinte de lui, mais épouse l’autre, évidemment. On est pourtant bien loin de la trame vaudevillesque lorsqu’on porte en soi le destin d’une famille et qu’on donnera naissance à ce destin vivant, et maudit. Tout cela sous l’œil extralucide de la vieille Marianna. Ainsi, Maddalena dépasse toute médiocrité pour atteindre sans doute, au moins à certains moments, à la grandeur tragique. Personnage féminin qui sait, à la différence de son époux, faire preuve de pragmatisme, elle porte en elle la contradiction insoluble de sa situation.

À cette histoire familiale, et sentimentale, s’ajoute – et là on reconnaît le talent de Marcello Fois pour les intrigues policières – une trame plus noire. Cristian disparaît en effet, mystérieusement. Incriminé, à tort, dans une histoire de trafics d’armes à un moment où il ne fait pas bon, en Italie, être soupçonné. Qui est impliqué dans cette disparition ? Les deux trames s’imbriquent, et les culpabilités, larvaires, envahissent progressivement les personnages, avec les conséquences tragiques de toute culpabilité qui brutalement a le champ libre. Et tout cela sur fond d’histoire politique et urbaine de la Sardaigne. Les investisseurs du continent, peu scrupuleux, trempent dans des combines bien douteuses, et la voix de Marcello Fois est bel et bien audible quand il fait le récit, aussi, de ce que son pays a subi de dommages et de malversations, des transformations de Nuoro et de ses environs. Crimes crapuleux, crimes tragiques, crimes passionnels, l’auteur ne craint pas de faire se côtoyer et s’emmêler plusieurs fils de ce qui ne peut jamais être considéré comme une seule et même histoire.

Le roman, outre des aspects que l’on dira relativement réalistes, et qui relèvent aussi de cette veine noire, fait la part belle à ce qui donne aux récits de Fois leur étrangeté sombre, et leur beauté. La première partie du récit accorde une place importante à Marianna, à qui il revient une « comptabilité atroce », celle d’inventorier toutes les morts des Chironi. Ce personnage fantasque relevant davantage de la sorcière est un être omniscient qui perce, pour son malheur, les secrets de chaque âme humaine, et renonce enfin à continuer d’assister au spectacle désolant d’une tragédie qui n’a que trop duré. Elle incarne ce goût de Fois pour les univers spectraux, et il n’est qu’à voir l’importance que prennent dans La lumière parfaite les rêves, et leurs ressorts, pour en convenir. Tout comme les conciliabules avec les fantômes, ou les visions de l’avenir.

Marcelo Fois, La lumière parfaite, Seuil

Marcello Fois © Jean-Luc Bertini

La lumière parfaite est un livre nourrissant en ce qu’il propose des fils différents mais dépendants les uns des autres. Dans une langue qui sait elle aussi alterner entre la veine réaliste, parfois assez dépouillée, du roman policier, celle du regard sec sur des personnages qui sont en perdition totale, et une veine plus flamboyante, qui tend à rendre compte des multiples strates du temps, et de la manière dont ces strates sont indissociables et donnent justement à ce temps tout son mystère. C’est d’ailleurs ce dont la construction même du roman veut rendre compte. C’est par la quatrième partie en effet qu’il commence, intitulée « Encore après ». Suivent la première, la deuxième et la troisième partie, respectivement intitulées « Avant », « Entre-temps » et « Après », et on passe ensuite directement à la cinquième partie, « Enfin ». Le gap, cher à Marcello Fois, creuse ici la temporalité et laisse le soin au lecteur de renouer les fils distendus, mais jamais rompus. Les hommes ne sont que les jouets du destin et du temps, des « globule[s] dans le faible flux artériel de cette terre comateuse », sous le soleil aveugle des cieux sardes.

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