Une épopée du quotidien

« Le secret du poème, écrit Emmanuel Moses, est bien son instabilité et sa fugacité. » Comment alors en rendre compte, ne conserver de cet errant qu’un fragment amoureux ?


Emmanuel Moses, Polonaise. Flammarion, 125 p., 16 €


Emmanuel Moses nous fournit quelques clefs de ce qui le séduit chez d’autres (Cesare Pavese, Nazim Hikmet) et qu’il transforme, fait sien : sa poésie est narrative, riche de détails, de notations empruntées au réel, elle est aussi une épopée du quotidien.

De là son très grand charme. Le livre entier se lit comme une histoire sans fin alors que les poèmes ne dépassent bien souvent pas la page, à l’exception du tout dernier. « Le poème n’arrive pas, n’arrivera jamais », ne donne pas de clef, pas de réponse, ne dénoue rien. Il se contente de déranger, quitte à être grossier et à importuner. « Je vais vous raconter une histoire : », mais les deux points n’ouvrant sur rien, on se dépêche de lire, on espère, on progresse dans les pages. Sans trouver autre chose que les bribes éclatées d’un grand récit universel et disparu.

Emmanuel Moses est un conteur, il a le conte en lui, il ne sait pas ou ne veut pas le sacrifier ni s’en priver. Le conte, pas seulement la narration et la fiction. Ses textes ont des accents, des vestiges des poèmes narratifs d’autrefois, qui furent, comme on le sait, les ancêtres du roman et de la poésie, conjugués et mariés. « Passe un cheval bai au galop… Passe une meute de chiens… Passent des enfants en haillons… » Ou encore : « Je tousse dans la nuit impériale. Mes capitaines se sont endormis. Mes courtisans folâtrent derrière les tentures. » Mais comme Moses est de notre monde, de notre époque, ses contes sentent la cigarette, le rouge qu’on boit, fréquentent les quais de gare, les usines, les bureaux, circulent dans les cohues des foules, boivent la rosée des champs.

Attention, prévient le narrateur en s’adressant à un auteur qu’il connaît bien : « Tu devrais finir par te décider entre la poésie et la fiction. » Cet autre est-il un double ? Lui-même, s’est-il déterminé, a-t-il choisi ? N’oublions pas que ses écrits, en général, sont tantôt des romans déclarés comme tels, et tantôt des poèmes qui assument le vers. Je ne crois pas qu’il ait vraiment choisi et c’est tant mieux. La distinction, tout à la fois, est nécessaire et superflue. Disons plutôt qu’un écrivain doit connaître les règles et ne les transgresser qu’ensuite, effaçant les frontières, confondant haut et bas, de sorte que « Ciel et terre gisent dans le même caveau ».

Emmanuel Moses, Polonaise, Flammarion

Emmanuel Moses © Didier Pruvot/Flammarion

À la prose Emmanuel Moses emprunte les dialogues, si nombreux qu’ils constituent la matière d’un poème tout entier. Il en conserve l’aspect : les textes sont des blocs, compacts et sans alinéas ou presque. Souvent aussi le caractère démonstratif ou dialectique mais dévié vers le loufoque quand par exemple la grande question métaphysique de l’existence de Dieu dérive vers le récit pataphysique (ce qui, en soi, est une réponse) : « Dieu n’était plus nulle part, désormais. Sous aucune table, aucune chaise, au fond d’aucun tonneau et pas même aux toilettes des dames… » ; que celle du patronyme et de l’identité fusionne avec la botanique : « L’un s’appelait Mandelbaum (amandier) et l’autre Birnbaum (poirier). Quelque part dans la salle enfumée il y avait aussi un Kirschbaum (cerisier) et un Apfelbaum (pommier). »

Qu’en conclure ? Rien surtout, semble répondre le malicieux conteur-poète, qui d’un côté met un doigt sur sa bouche pour dire « chut ! » et de l’autre met en scène l’absence du grand ordonnateur : « J’essaie de prier. Le numéro ne répond pas. Le service des réclamations est en dérangement. Le service des dérangements me réclame. J’arrive ! »

Le jeu avec la langue, qui est un privilège de la littérature, consiste ici tantôt à inventer des mots : « Ceux qui m’aurorent me trouveront, ceux qui me soirent me perdront », tantôt à les réitérer : « Je suis couvert de cendre comme un arbre est couvert de feuilles. Le monde est un tas de désespoir. Je me couvre la tête de désespoir » ; tantôt à faire tomber dans le cours d’une scène élégiaque le caillou minuscule d’un détail prosaïque : « Je pense à la femme que j’aime tout en contemplant mes ongles qui auraient bien besoin d’être coupés. »

Tout est sérieux et rien ne l’est, tout est un jeu, tout est un drame, comme dans ce texte délicatement désespéré qu’il faudrait pouvoir citer en entier : « Ses yeux étaient de plus en plus rouges, ses paupières de plus en plus gonflées. “C’est vivre.” La musique de la vie, en quelque sorte… Elle faisait des va-et-vient. Elle était, elle-même, musique. » Ou dans cet autre qui mêle subtilement la cocasserie à la profondeur (manifestement, Emmanuel Moses est un lecteur de Kafka) : « J’appelle et tombe plusieurs fois sur le répondeur. Tout va bien sous la pluie ? Tout va bien dehors où la liberté et la prison sont à leur paroxysme ? Y a-t-il une erreur dans ma vie ? Quelque chose qui rate continuellement… Autant de questions qu’aucune réponse ne viendra teindre. Les questions sont de grands feux. »

Vous ai-je suffisamment donné envie de lire ces contes du lundi et des autres jours, ces fables arc-en-ciel entre rire et larmes, ou faut-il que je vous en dise davantage, que je termine sur le dernier long texte qu’il est difficile de qualifier de poème en prose car il fait trente pages, encore qu’il ait toutes les qualités d’un poème tout court, et qui s’intitule : « Dans les forêts ». Comme vous l’avez deviné, il s’agit des forêts des contes mais aussi des forêts bien réelles où s’égarent ou se cachent des fuyards poursuivis par des chiens, où l’on creuse des tombes, où surgit un Führer, où une foule attend, peut-être, la fin du monde.

Avec Emmanuel Moses, on danse sur un volcan une danse populaire à trois temps ; on rit vraiment ou on rit jaune ; on est désarçonné et enchanté. Quelle est la morale du conte ? « Réduis tout en poussière et garde la poussière », répond-il. Une injonction qui lui ressemble furieusement.

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