Europe consacre une vingtaine d’articles aux écrits et à l’œuvre plastique de « l’infatigable expérimentateur » Pierre-Albert Birot qui partage ce numéro avec l’avant-gardiste méconnu Claude Cahun. La Moitié du fourbi se déploie autour de vers de Guillevic qui déclenchent des réactions pleines de surprises, et Sigila poursuit un infatigable travail de recherche sur le secret.
Europe, n° 1056
De Pierre Albert-Birot (1876-1967), sculpteur, peintre, poète, Apollinaire écrivait : « Pierre Albert-Birot est une sorte de pyrogène / Si vous voulez enflammer des allumettes / Frottez-les donc sur lui / Elles ont des chances de prendre ». Le lecteur intéressé pourra aisément constater les possibilités « d’allumage » de ce curieux homme en feuilletant le dernier numéro que la revue Europe lui consacre. En effet, avec une petite vingtaine d’articles concernant son œuvre plastique ou ses écrits (par exemple, Pierre Albert-Birot et le cinéma, la photographie, l’importance de son Grabinoulor ou de ses Poèmes-pancartes…), Europe fait comprendre quel « infatigable expérimentateur » Albert-Birot a toujours été, et lui assigne une place particulière à l’intérieur de notre histoire culturelle.
Pierre Albert-Birot partage ce numéro d’Europe avec Claude Cahun (1894-1954), une autre très curieuse figure de l’avant-garde, quasi ignorée de son vivant mais objet d’un grand engouement ces vingt dernières années (en France, après plusieurs expositions de ses photos dont la dernière au Jeu de Paume en 2011). Elle est en effet un sujet idéal pour qui est fasciné par l’indétermination sexuelle, le travestissement, la transgression. Ainsi, en plus de se mettre en scène plastiquement avec une élégante provocation, Claude Cahun (pseudonyme de Lucie Schwob, elle est la nièce de Marcel Schwob) écrivait : « Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. » La dizaine d’articles qu’Europe lui consacre dans ce numéro aiguisent encore la curiosité que font inévitablement naître autant sa personnalité que son œuvre photographique et littéraire. C. G.
Europe, avril 2017 (352 p., 20 €). Plus d’informations sur le site de la revue.
La moitié du fourbi, n° 5
Cette revue fait circuler une idée, un enjeu, une question, que chacun des créateurs qui y contribuent s’approprie, fait sienne, pour l’extraire de la généralité et la transformer en un objet d’écriture et de pensée singulier. C’est une revue du détour, qui s’installe dans une certaine durée. La dernière livraison (mars 2017) part de quelques vers de Guillevic : « Je t’écris d’un pays où il fait noir / Et ce n’est pas la nuit ». On est frappé par la diversité de ce que ces mots provoquent, convoquent, successivement, chez des écrivains ou des penseurs. De jeux formels et poétiques en rappels de travaux oulipiens (Jacques Roubaud apparait deux fois) jusqu’à la présentation d’une recherche sur ce qui est noir en physique, sur le monument érigé en Californie à la gloire de John Carlos et Tommie Smith qui oublie le médaillé d’argent australien qui était avec eux lorsqu’ils dressèrent leurs poings gantés aux jeux Olympiques de 1968, ou sur ce que représente le geste tauromachique. De la variété donc, mais un certain souci de l’élégance, de la correspondance – autant dans les contenus que dans la manière (pages blanches et pages noires alternées) –, d’une certaine précision.
Les vers de Guillevic appellent une diversité surprenante. Des souvenirs intimes comme la visite de la grotte Chauvet qu’effectue Romain Verger en août 2005, qu’il conçoit comme « une sorte de point aveugle puissamment magnétique » et dans laquelle, lorsqu’il y plonge, il a « le souvenir d’un enfoncement progressif dans le rêve, comme si l’apparition ne pouvait procéder que d’une lente sensibilisation au noir, d’une accoutumance à la puissance irradiante du charbon et aux éblouissements de l’obscur ». Des désirs de transmission, lorsque Zoé Balthus s’entretient avec Ryoko Sekiguchi qui vient de retraduire le célèbre Éloge de l’ombre de Tanizaki (on peut lire le texte de Maurice Mourier sur ce texte dans ce numéro d’En attendant Nadeau) ou quand Anthony Poiraudeau explore les congruences de l’existence de Nick Cave et de ses chansons, qu’il perçoit comme « des histoires, avec leur espace-temps interne, leurs personnages et leur dramaturgie ». On pourra lire aussi une étonnante lettre à Grisélidis Réal ou bien un carnet de Charles Robinson où il tient le compte d’événements invisibles, témoin d’une détresse qui s’expose et ne se voit pas, avalée par une « fosse ténébreuse ». Ainsi, chaque contributeur, d’une manière ou d’une autre explore cette nuit, ce noir particulier dans lequel on écrit, on voit sans voir, dans lequel on vit. H. P.
On peut acheter (14 €) cette revue dans des librairies listées sur le site de la revue ou la commander directement auprès de l’équipe.
Sigila, n° 39
Sigila est une revue incroyable. Entièrement consacrée à l’étude du secret, elle fouille depuis presque vingt ans l’épaisseur d’une question qui, à mesure que les numéros paraissent, semble inépuisable. Entrepris comme un motif qui permet de déchiffrer des textes, des idées, des comportements, elle en interroge la pluralité, les « dénivellations », les convergences inattendues. Car tout, dans cette revue, surprend, étonne, stimule. Elle rassemble des textes qui, s’ils insistent sur une réflexion autour d’une circulation franco-portugaise, s’ouvrent à des horizons d’une diversité insoupçonnable. Tout y est détour, arrêt sur une question, un texte, une valeur, qui méritent une attention précise, sérieuse. Sigila promeut ainsi l’étude la diversité du même, contourne les évidences, travaille ses sujets selon une transversalité revigorante.
Son numéro printemps-été 2017 qui vient de paraître interroge la notion d’indiscrétion. Il y est question de déplacements, de transgression, de mensonge, d’information, de communication, de transpositions. Ainsi, on y lira une étude éclairante sur le secret professionnel, sur le rapport asymétrique qui se lie dans la relation ethnographique, les archives familiales ou, plus surprenant, sur le courrier du cœur dans la presse féminine. Le numéro fait la part belle aux études littéraires qui se centrent tantôt sur Hamlet ou Robbe-Grillet, Machado de Assis ou Henry James. La réflexion de Marie-Françoise Vieuille sur les aspects mythologiques de l’indiscrétion relus à l’aune de l’opéra de Bartók, plus atypique, passionnera les lecteurs qui auront vu récemment la mise en scène de Krzysztof Warlikovski à Garnier…
Mais surtout, qu’il passe par le tamis de textes, mêmes anciens, ce numéro s’inquiète intelligemment, c’est-à-dire sans un moralisme un peu bêta, de la transparence qui s’impose à nos sociétés et semble, parfois, étouffer la pensée, reléguer le secret dans les recoins les plus reculés de nos vies. Ainsi, notre collègue Michel Plon, parlant du cabinet de l’analyste, écrit-il que c’est « le lieu d’une indiscrétion permanente protégé par une discrétion absolue – ou supposée telle – celle que constitue le secret professionnel. Cette situation, unique en son genre, fait du cadre analytique un ultime refuge dans le marécage des fausses confidences et dans l’océan d’une information dite continue dont les limites seraient sans cesse repoussées. Un îlot donc, où tout peut se dire et dont on ne dit rien. » Cette revue est aussi une forme d’îlot, un lieu autre, où on prend le temps de réfléchir. Il y a quelque chose d’obstiné dans la démarche de Sigila, d’entêté. Cette revue bouleverse et passionne parce que, justement, elle ne cesse d’aller plus profondément au cœur du secret. H.P.