L’œil subtil et pénétrant d’un marchand moscovite

À Paris, dans le vaste espace de la Fondation Louis Vuitton, cent trente œuvres (signées Cézanne, Gauguin, Matisse, Picasso, d’autres créateurs français) sont découvertes, admirées, bouleversantes. Elles constituent à peu près la moitié de la prodigieuse collection Chtchoukine. Le parcours de l’exposition est complété par une trentaine de peintures des artistes « avant-gardistes » russes (Malevitch, Klioune, Tatline…), ceux qui ont pu voir avant 1914 la galerie Chtchoukine et qui ont été fascinés par les couleurs lumineuses de Matisse, par les « icônes noires » de Picasso, par les perspectives construites de Cézanne.


Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine. Fondation Vuitton. 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75016 Paris. Jusqu’au 20 février 2017

Catalogue de l’exposition. Sous la direction d’Anne Baldassari. Gallimard/Fondation Vuitton, 478 p., 540 ill., 49,50 €


Tu contemples à Paris les œuvres que Sergueï Chtchoukine a choisies avec passion, avec une fièvre méthodique, avec une ardeur sagace. Et tu liras de près le remarquable catalogue, un volume massif et érudit, organisé sous la direction d’Anne Baldassari, historienne de l’art moderne ; elle a été naguère présidente du musée national Picasso à Paris ; elle a notamment été commissaire des expositions « Matisse-Picasso » (2002), « Picasso et les maîtres » (2008) et aussi des expositions rétrospectives « Picasso » au musée Pouchkine et au musée de l’Ermitage. Pour le présent catalogue, elle assure le commissariat général de l’exposition, la programmation culturelle, sa direction scientifique ; elle rassemble les équipes scientifiques du musée de l’Ermitage et du musée Pouchkine, les experts russes et français… Dans cet ouvrage fécond et précis, apparaissent les analyses et descriptions d’Anne Baldassari, des essais rigoureux, le Journal de voyage (extraits) rédigé par Sergueï Ivanovitch Chtchoukine (dans le Sinaï, octobre-novembre 1907), une anthologie de la littérature critique russe sur la collection Chtchoukine et sur la peinture française moderne… À la fin de l’ouvrage, se trouve le catalogue illustré des 275 œuvres d’art acquises par Chtchoukine pour sa collection.

Ainsi, Sergueï Chtchoukine (1854-1936) se révèle simultanément un riche marchand moscovite, un collectionneur acharné, tour à tour impatient et attentif, ami des artistes, chaleureux et inquiet. Il est un mécène généreux ; il permet aux artistes de vivre et de créer. Il serait un visionnaire ; il perçoit très vite les nouvelles recherches des créateurs : Monet, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Matisse, Le Douanier Rousseau, Picasso, Braque, Derain… Il serait un aventurier qui explore les transformations du champ de la peinture. Pionnier, il devine les styles qui s’annoncent. Il est souvent un homme des coups de cœur… Lorsqu’il est le chef d’une firme textile, il est un homme d’affaires décidé et expéditif… C’est en 1896 qu’il s’intéresse d’abord à Monet ; il se rend à Giverny (1900-1901)… En 1904, il achète plusieurs Gauguin ; puis, aux enchères, il trouve des Cézanne, dont l’étrange Mardi gras (1888) avec un Arlequin et un Pierrot rigides, les losanges noirs et rouges, les rideaux lourds. Cosmopolite, il voyage sans cesse à Paris, à Berlin, à Munich. Dans la collection, il rassemble huit Cézanne, treize Monet, seize Gauguin, quatre Van Gogh, quarante-deux Matisse, cinquante-quatre Picasso, trois Renoir, trois Redon, cinq Degas, cinq Maurice Denis, seize Derain, sept Douanier Rousseau… Chtchoukine énumère ses images sereines ou sombres, de même que Don Juan inscrit la liste des mille et trois ravissantes possédées.

Exposition chtchoukine

Georges Braque, Le Château de la Roche-Guyon © ADAGP Paris

Chtchoukine contemple les paysages, les portraits, les natures mortes. Alors que la société russe évite les nudités féminines ou les cache, il les montre : Nu noir et or (1908) de Matisse, sa Danse tourbillonnante (1909-1910), La Dryade exhibée (1908) de Picasso, ses Trois femmes enchevêtrées (1908), le paradis tahitien de Paul Gauguin. Alors, il contemple la luxuriance et la chaleur de Tahiti tandis qu’il est très près des eaux noires et glacées de la Moskova et lorsqu’en avril 1906 on retrouve le corps mort d’un de ses fils après le dégel.

Dans la nuit, le 3 janvier 1907, l’épouse de Sergueï, Lydia Grigorievna Chtchoukine, meurt, âgée de quarante-deux ans, d’un cancer foudroyant. Affligé, en octobre-novembre de la même année, il passe à Alexandrie ; il se rend au monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Dans son unique écrit intime, il évoque sa douleur, une immense fatigue, de dures épreuves. « Après la mort de ma femme, rien ne pouvait remplir le vide. » Il se souvient de son bonheur perdu. Il fait des cauchemars. Des sentiments religieux se réveillent. Le monastère est silencieux, pacifique ; les moines l’aident ; il dessine et restaure des icônes du XVIIe siècle. Il regarde aussi les couleurs d’un coucher de soleil, les montagnes bleutées, la mer Rouge, la lumière parfois douce, la « couleur rose lilas » d’une autre montagne, les roches escarpées… Après son voyage du Sinaï, il va à Paris ; il rencontre alors (par l’intermédiaire de Vollard) Gertrude et Leo Stein ; il découvre leur collection (rue de Fleurus), qui va marquer le style de la sienne. En 1907, il n’a acquis aucune œuvre… Au contraire, de 1908 à 1913, une frénésie de nombreux achats imprévisibles d’œuvres nouvelles. Son deuil le renforce, le réconforte. Il réussit encore davantage.

Exposition chtchoukine

Paul Cézanne, Mardi Gras : Pierrot et Arlequin (1888-1890)

Aujourd’hui, André-Marc Delocque-Fourcaud Chtchoukine est le petit-fils de Sergueï. Il a soixante-quatorze ans. Dans le catalogue, il livre un témoignage précieux. Sergueï peut être considéré comme un œil pénétrant et subtil, l’œil de sa famille, l’œil de Moscou. Il regarde, il contemple, il examine les changements des impressionnistes, des symbolistes, des cubistes, des fauvistes. L’œil de Moscou perçoit les métamorphoses de la lumière, des couleurs, des formes, des perspectives, des points de vue, l’évolution des recherches picturales de la France. La collection Chtchoukine serait en quelque sorte un territoire français et moderne de la peinture, une oasis, un abri de la culture occidentale et des créations. Chercheur-expérimentateur, Sergueï Chtchoukine propose une zone de liberté ; en 1908, l’été, il ouvre sa galerie au public désirant la visiter (le dimanche matin de 11 h à 13 h, inscription par téléphone) ; souvent, il commente lui-même la visite. Viennent les artistes russes, les étudiants, les amateurs.

Le 29 octobre 1918, un décret du Conseil des commissaires du peuple nationalise la galerie Chtchoukine « eu égard à son intérêt pour l’éducation du peuple ». En 1922, le Musée national d’art moderne occidental est constitué par les collections Chtchoukine et Morozov. En 1948, Staline signe un décret secret pour « liquider » le Musée national du nouvel art occidental afin de combattre « l’art bourgeois, formaliste, antipopulaire ». Les collections sont partagées entre le musée Pouchkine et l’Ermitage. Par une hystérie anti-cosmopolite, l’URSS interdit l’exposition des œuvres de la collection Chtchoukine. Elles sont dissimulées dans les réserves ; heureusement, elles n’ont pas souffert. Puis peu à peu le dégel revient.

Exposition Chtchoukine

Portrait de Sergueï Chtchoukine par Christian Cornelius (Xan) Krohn © Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Dans le catalogue, certaines phrases intéressantes de Sergueï Chtchoukine se dispersent. Il montre un tableau de Gauguin au père de l’écrivain Boris Pasternak ; il écarte une tenture qui d’abord le cachait ; il remarque : « Voilà ce qu’un fou a peint et qu’un autre fou, moi, a acheté. » Parfois, il achète « contre son goût » ; il précise : « Avant de porter un jugement sur un tableau, il doit être accroché chez moi environ une année, je dois m’habituer à lui et le comprendre. » Il doit en quelque sorte rencontrer l’œuvre apprivoisée et désirée. Pour La Danse et La Musique (1909-1910) de Matisse, Chtchoukine hésite, puis se décide ; il écrit au peintre : « Je trouve vos panneaux intéressants et j’espère les aimer un jour. J’ai entièrement confiance en vous. Le public est contre vous, mais l’avenir vous appartient. » En 1914, Chtchoukine observe telle toile de Picasso ; il murmure : « C’est probablement Picasso qui a raison, mais pas moi. »

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