Les contours de la matière

En cette fin d’année 2016, Geneviève Asse expose une série de peintures dans la galerie d’Antoine Laurentin. Bien qu’elle soit célèbre, l’événement reste singulier car son œuvre échappe aux modes et aux conventions du temps, et même d’une partie de l’abstraction contemporaine. J’ai la sensation de connaître Geneviève Asse depuis très longtemps. Et je puis ajouter qu’il nous arrive, avec Marie Etienne, de la croiser au bout de l’île Saint Louis.


De gris et de bleu : Geneviève Asse. Galerie Antoine Laurentin. 27, quai Voltaire, 75007 Paris. Jusqu’au 17 décembre.


Le catalogue de l’exposition consacrée à Geneviève Asse est préfacé par René de Ceccatty. L’écrivain introduit longuement dans sa présentation des passages et des citations de l’Enfer et du Purgatoire de Dante Alighieri. Par exemple cet extrait :

« Doux teint de saphir oriental

Qu’on saisissait dans le serein

Aspect du centre intact jusqu’au

Premier siècle, je retrouvai

Le plaisir…« 

Ceccatty ajoute un peu plus loin :

« Pourquoi cette peinture est difficile à décrire ? Parce qu’elle est description du geste même de la description. Elle est représentative du regard lui-même. Le regard est sur la toile…« 

Pour citer une nouvelle fois le Purgatoire de Dante :

« Il t’en souvient, lecteur, perdu

Dans les Alpes embrumées comme

Une taupe, tu voyais peu

Mais le brouillard lourd et épais

se dissipant te révélait

Le soleil perçant la nuée

Tu pourrais donc imaginer

Comment le soleil me revint

Juste au moment de se coucher…« 

J’avais noté la même impression. Il faudrait se poser la question de la religiosité dans l’art de Geneviève Asse. Mais j’ai l’intuition que la véritable religion de Geneviève est la Peinture.

Je dois revenir aux origines de Geneviève Asse, et à sa demeure dans le golfe du Morbihan. En ce temps-là, nous avions l’habitude d’effectuer, au moins une fois dans l’année, notre tour de la Bretagne, dans les deux sens. Et de nous arrêter le plus souvent dans le golfe du Morbihan. Et je me souviens que nous savions que Geneviève Asse avait cette résidence dans l’île aux Moines depuis 1988. Sur la rive gauche de la baie. Cette île garde un fragment d’histoire romanesque d’Héloïse et Abélard que peu d’historiens connaissent. Mais je voulais surtout signaler que mes deux amis musiciens Christian Rosset et Jean-Yves Bosseur, qui préparaient avec elle une suite musicale, avaient le privilège de rencontrer parfois le peintre.

Geneviève Asse, De gris et de bleu, Galerie Antoine Laurentin

Geneviève Asse, « Structures » (2005)

Je n’oublie pas que cette demeure est en face de l’île où se trouve le tumulus de Gavrinis. Je dois me souvenir de ma première visite. À cette époque, j’étais monté dans la barque d’un petit pêcheur pour la traversée, et le tumulus était en ruines, et le chemin étroit pour pénétrer presque périlleux dans les broussailles et les ajoncs. La caverne est à présent restaurée et classée. Et l’on déchiffre plus clairement l’ensemble des gravures de la paroi. Ce qui est noté dans notre propos, c’est l’abstraction sévère de la composition gravée dans la pierre, indéchiffrable, à l’exception d’une figure à l’époque que nous avions déjà retrouvée. Une forme figurative qui pouvait être un symbole, une algue ou même une bête marine.

Cette promiscuité avec les figures énigmatiques, géométriques, et les lignées de monuments mégalithiques autour du golfe n’est pas superflue. Il est évident que Geneviève Asse les revendique. C’est dire ici que la division de la peinture entre les figuratifs et les abstraits se trouve mise en cause. Nous pourrions affirmer : toute peinture est fatalement une abstraction de la réalité, du regard et de l’esprit.

La plongée dans l’éternité du passé devrait nous rassurer. Dès les premiers temps de notre histoire, les humains ont multiplié les signes d’appartenances et les preuves de leurs existences. Ils ont gravé sur les arbres, les bâtons, les pierres et les falaises, par traits et par entailles, l’écriture de leur histoire. Je dois me souvenir que Geneviève, dès l’origine de sa vocation, est passée au sud de l’Italie dans les âpres collines et montagnes sauvages de la Calabre, emplies de constructions, de cavernes et de monuments du néolithique.

Je crois voir le même geste dans les œuvres de Geneviève Asse, si dépourvues d’hésitations ou de claudications, si soignées dans leur facture. Je les vois cependant comme de nouvelles inscriptions, sur la toile ou sur le papier, et même sur le bois, qui vont témoigner d’une promiscuité et d’une relation avec les arts primitifs que nous avons évoqués. Elle reste ainsi sûrement fidèle à ses origines au bord de l’Atlantique avec des landes emplies à l’infini de mégalithes et de pierres levées.

J’ai affirmé plusieurs fois qu’il n’y avait pas de verticales dans la peinture, puisque la verticale représente l’autorité masculine du père. Je contrariais ainsi Henri Matisse, adepte du fil à plomb, alors que dans ses œuvres peintes on aperçoit que les meubles, les fauteuils et même les parois vacillent. Mais je ne pourrais pas tenir le même discours à propos de Geneviève Asse. Il y a bien deux œuvres figuratives de 1945 et 1946 : chaise, bouteille et table ronde, visiblement penchées. Et les deux gouaches et rochers de 1962 et 1963. Avec une toile mystérieuse de l’hiver en 1966. Ces œuvres prouvent que Geneviève Asse demeure dans le droit fil de la peinture, dans ses évolutions.

Pourtant, cette exposition si rigoureuse dans sa construction géométrique devrait à la fois nous questionner et probablement nous rassurer. Les humains, hommes et femmes, n’ont pas fini de dessiner les contours de la matière, des objets, des paysages, du rêve et de la pensée. Avec les œuvres de Geneviève Asse, ils peuvent se retrouver dans une représentation vigoureuse du Monde, au-delà de l’image du miroir, en accord avec les éléments de la nature et de la représentation, dans la peinture, d’une forme de perceptible de l’esprit. Il est tout à fait nécessaire, dans notre société en crise, de suivre aujourd’hui le chemin de l’art en cette vision peinte de Geneviève Asse.


À la Une : Geneviève Asse, Impressions gris et bleue (2007)

À la Une du n° 22