Rome unique, Rome damnée

Tout en étant autonome, Rome brûle s’inscrit dans une trilogie que l’on peut qualifier d’« enquête romancée » sur la mafia de Rome ; les deux premiers volumes, Romanzo criminale (Métailié, 2007) et Suburra (Métailié, 2016) ont été appréciés par la critique internationale et les deux films qu’ils ont respectivement inspirés ont été remarqués eux aussi. Les auteurs, romains et vivant à Rome, Giancarlo De Cataldo (juge) et Carlo Bonini (journaliste d’investigation) savent de quoi ils parlent.


Carlo Bonini et Giancarlo De Cataldo, Rome brûle. Trad. de l’italien par Serge Quadruppani. Métailié, 295 p., 19 €


Le livre de Bonini et De Cataldo s’ouvre sur une vision apocalyptique : « acheté » par le chef de la mafia, le service de la voirie a entamé une grève d’une durée indéterminée et d’autres vendus ont mis le feu aux poubelles. La ville s’embrase. On voit dès le départ que la réalité, légèrement amplifiée, est à la limite de la fiction. Rome a en effet connu, durant l’été 2015, une grève de la collecte des ordures, doublée d’une grève des transports, mais Rome n’a pas brûlé.

Tout se passe de nos jours, très précisément en 2015. Le pape François, Daesh, les migrants, le mouvement « Cinq étoiles », sont là pour le prouver. Trois forces s’affrontent : le gouvernement, l’Église et le banditisme moderne, ou plus précisément : la mairie de Rome, le Vatican et la mafia romaine. Spartaco Liberati, journaliste, prépare son article et le résume ainsi : « Les ombres du Jubilé – le secret qui paralyse le maire – le suicide qui fait trembler le Vatican ». Personnages principaux : Samourai, chef de la mafia, en prison ; Sebastiano Laurenti, le dauphin, agissant pour lui ; Fabio Desideri, « autre prétendant au trône » ;  Polimeni, député communiste, Mgr Giovanni Daré, choisi par le pape pour conduire de gigantesques travaux urbains en vue du Jubilé 2016 ; Chiara, députée de gauche, ancienne  maîtresse de Polimeni, et actuelle maîtresse de Sebastiano (l’intrigue amoureuse s’imposait) ; Martin Giardino, le maire de Rome, réputé « incorruptible », donc l’homme à abattre. Auxquels s’ajoutent une quantité de personnages secondaires, qui n’en sont pas moins actifs.

Le récit, sans temps mort, se déroule entre le 12 mars et le 23 mai 2015 ; chaque jour est ironiquement signalé de la façon suivante : « mercredi 25 mars, jeudi 26 mars – Annonciation du Seigneur – saint Ludger, évêque ».

Il est difficile de résumer tous les rackets, chantages, délations, trafics de drogue, prostitutions, tortures, tabassages et assassinats qui remplissent ces pages et constituent malheureusement une étude exhaustive et objective des procédés du banditisme moderne. Il y a quand même quelques personnages « presque bons » : le maire, Martin Giardino, « homo impoliticus (ou un maire au bord du volcan) » qui sera, ou ne sera pas, victime d’une révélation montée de toutes pièces ; Sebastiano Laurenti, qui tient les rênes de la capitale et qui, tout en ayant du sang sur les mains et jouissant tranquillement d’un argent mal acquis, voudrait sortir du circuit mais… Quelques autres personnages bien campés, l’arriviste Chiara Visone, députée de gauche : « Je ne suis pas une fille de petites apparitions, je suis le premier rôle féminin. Ou rien », Polimeni, « fidèle communiste », raisonnable et honnête, les uns convoitant, les autres défendant les parts à prendre dans les travaux du jubilé.

Carlo Bonini et Giancarlo de Cataldo, Rome brûle, Métailié

Bonini Carlo, De Cataldo Giancarlo © Giliola Chiste

En filigrane, un portrait peu flatteur d’une Rome qui rappelle celle des Borgia, « Rome unique, Rome damnée », ou encore : « dans cette sacrée ville, à la fin tout se résume à bouffe, nichons et paillettes… ». On peut constater que le style s’adapte au milieu décrit. Dans la présentation : « Le chœur : Algides, Albanais, starlettes, statuaires, avocats avisés, carabiniers carabinés, démocrates désinvoltes, escorts excitées, affairistes affairés, nazis tout à fait nazes, politiciens pontifiants, prêtres pleins de prestance, bourrins et bourriques ». On voit que l’humour n’est pas absent de ce sombre tableau. Les dialogues sont souvent émaillés de « romanesco » (argot romain), que seul Serge Quadruppani pouvait aussi parfaitement traduire.

En fin de compte, ce roman aux allures de fiction décrit, hélas, la réalité. Seuls les noms propres sont modifiés, mais les Romains savent reconnaître les personnages réels. À ce propos, il faut saluer le courage des écrivains qui osent faire d’aussi graves révélations : Roberto Saviano, qui a mené une enquête similaire sur la mafia napolitaine dans Gomorra (roman ayant inspiré une série télévisée qui a fait fureur en Italie), vit actuellement dans une sorte de bunker et ne se déplace jamais sans ses gardes du corps. On peut imaginer que Bonini et De Cataldo ne vivent pas, eux non plus, dans la sérénité. Une raison supplémentaire de lire Rome brûle.

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