Lumikko, de Pasi Ilmari Jääskeläinen, écrivain finlandais lauréat de nombreux prix de littérature fantastique et de science-fiction, est un thriller étrange et décalé qui emprunte à l’univers du conte et sert surtout de prétexte à une réflexion pleine d’humour sur l’écriture et les écrivains.
Pasi Ilmari Jääskeläinen, Lumikko. Trad. du finnois par Martin Carayol. L’Ogre, 409 p., 25 €
Ella Milana est professeure de littérature à Jäniksenselkä, un petit village finlandais dont le nom signifie « dos-de-lièvre ». Lorsqu’un de ses élèves écrit, dans une dissertation à propos de Crime et châtiment, que Sonia tue Raskolnikov, elle ne peut s’empêcher de lui conseiller de lire les textes avant d’en parler. Comme l’adolescent soutient qu’il a bien lu le roman de Dostoïevski, qu’il l’a emprunté à la bibliothèque municipale et qu’elle peut aller y vérifier l’exactitude de ses dires, elle décide d’en avoir le cœur net. À sa grande stupeur, c’est bien ce dénouement-là qui figure dans le livre, et une recherche rapide lui permet de constater que d’autres classiques ont subi des métamorphoses similaires. Une foule de questions se posent alors à elle. Qui donc a intérêt à modifier des textes de façon aussi radicale et à les faire circuler ? Pourquoi la bibliothécaire, Ingrid Kissala, semble-t-elle accorder aussi peu d’importance à cet événement, estimant qu’il est le fait d’une « conspiration de farceurs travaillant dans les métiers du livre » ? Et pourquoi tient-elle absolument à détruire ces exemplaires uniques, dont l’intérêt – ne serait-ce que du point de vue de l’historiographie littéraire – paraît évident à Ella ?
D’autant qu’Ingrid Kissala n’est autre que l’un des neuf membres de la société littéraire que Laura Lumikko, l’écrivaine de contes fantastiques mondialement connue, a fondée en 1968 à Jäniksenselkä. À l’époque, environ trente ans avant qu’Ella ne se pose toutes ces questions, Lumikko avait recruté neuf préadolescents chez qui elle avait décelé du talent, affirmant qu’elle était certaine de pouvoir en faire des écrivains. Et elle avait tenu parole : aujourd’hui, tous sont devenus des auteurs connus et reconnus, pour certains internationalement. Ingrid est donc écrivain, elle a baigné dans la littérature depuis son plus jeune âge et est capable de saisir l’importance de ces étranges mutations qui affectent les livres.
Tel est le point de départ de ce roman, le premier que publie en France l’écrivain finlandais Pasi Ilmari Jääskeläinen, qui, pour illustrer la réflexion qu’il mène sur les rapports entre un écrivain, son œuvre et la façon dont il la crée, s’amuse à aborder différents genres de romans de genre. Au fil de la narration, il passe de l’un à l’autre – policier, fantastique, réaliste… – en prenant un plaisir évident à jouer avec les horizons de lecture que le procédé fait naître. Jääskeläinen illustre ainsi à quel point un lecteur contribue à construire la dramaturgie de ce qu’il lit, quand il réagit aux stimuli qu’un auteur a glissés dans son texte. Par exemple, dans un thriller ou un roman d’espionnage, un claquement de porte sera l’indice que quelqu’un écoutait peut-être la conversation, alors que dans un récit fantastique le même claquement de porte suggérera la présence d’un fantôme ou d’un esprit frappeur. Autant de fausses pistes dont l’auteur peut jouer pour tenir son lecteur en haleine. En outre, Jääskeläinen emprunte aussi aux feuilletonistes leurs coups de théâtre et en use d’une façon qui réjouira les amateurs de Poe, de Dumas ou de Conan Doyle.
Toutefois, il ne faut pas voir dans ce jeu sur les styles un artifice formel dont l’unique but serait d’étaler la technique narrative de l’auteur. Comme nous l’avons dit, le thème central de Lumikko est l’écriture. Comment devient-on écrivain ? Où puise-t-on son inspiration ? Quel rapport entretient-on avec la société lorsqu’on se trouve dans la posture iconique et éminemment romantique de l’auteur ? Telles sont les questions que ce texte nous pose à travers les tribulations d’Ella, qui s’est un peu perdue dans un no man’s land entre lecture et écriture. En effet – c’est l’un des tout premiers rebondissements de l’histoire –, pour la première fois depuis trente ans, Lumikko invite quelqu’un, Ella, à devenir le dixième membre de la société d’écrivains de Jäniksenselkä. Cependant, Ella n’est pas une enfant, mais une universitaire qui n’a encore jamais écrit de roman et dont le seul fait d’armes littéraire est la publication d’une nouvelle dans le journal local. Elle se trouve donc projetée dans une certaine forme de célébrité – on parle d’elle dans les journaux, les autres écrivains la traitent en égale – sans avoir rien accompli de concret, ou du moins pas grand-chose, ce qui fait d’elle l’illustration parfaite de la notoriété ayant cours aujourd’hui et la met dans une position dont elle perçoit toute l’ambiguïté. Mais bientôt Ella se rend compte que la conspiration n’est pas où elle le croyait…
Un roman à thème, donc, mais qui ne se prend pas au sérieux. Si les réflexions de l’auteur sur l’écriture et les écrivains n’éclairent pas la question d’un jour nouveau, Pasi Ilmari Jääskeläinen a mis son imagination fertile au service de la forme et a dû beaucoup s’amuser à écrire ce texte drôle, absurde, captivant et bien mené.
Les éditions de L’Ogre, qui publient ce roman, ont été fondées en janvier 2015. Leur ligne éditoriale, telle que définie dans la profession de foi présente sur leur site, consiste à « défendre des livres qui, d’une manière ou d’une autre, mettent à mal notre sens de la réalité, traitent de ce moment drôle ou terrifiant où les choses et les gens ne semblent plus être ce qu’ils sont d’habitude, où le dehors arrête d’être sage et bien rangé ». À l’instar de Piranha, d’Anacharsis ou des Doigts dans la prose, les éditeurs de L’Ogre font partie d’une génération de passionnés qui explorent la littérature française et étrangère à la recherche de textes novateurs (ce qui ne signifie pas nécessairement récents, on lira par exemple avec délectation Ambassades à Byzance, de Liutprand de Crémone, écrit entre 948 et 968 et traduit du latin par Joël Schnapp, chez Anacharsis). Ils ont en commun un grand souci du détail doublé d’un amour manifeste de l’objet livre. Ils partagent également un grand respect des traducteurs et de leur rôle, ce qui n’est sans doute pas étranger à la qualité des traductions qu’ils proposent. Dans le cas présent, Lumikko a été traduit par Martin Carayol, qui a su adapter sa plume aux différentes ambiances du roman tout en préservant la cohérence narrative de ce texte et l’étrange atmosphère qui en émane. Lorsqu’on traduit un texte, chacun sait à quel point il est difficile de restituer un ton juste, crédible, en adéquation avec la trame narrative et le style de l’auteur, et d’autant plus lorsque celui-ci s’amuse à le grimer. C’est ici chose faite.