Pour entamer une nouvelle vie

Chasseurs de neige, de Paul Yoon : un livre merveilleux de retenue, de pureté lumineuse, qu’on referme à regret. Une histoire de migrant avec son cortège de solitude, de patience, de discrétion. Mais, du décalage et de l’absence, naît une réinvention de la beauté, tant le jeune homme déplacé sait observer sa terre d’adoption et se souvenir par fragments des jours prisonniers, dans une palpitation subtile comme un rouleau de soie.


Paul Yoon, Chasseurs de neige. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marina Boraso. Albin Michel, 191 p., 19 €


Tout commence en 1954, avec l’arrivée d’un jeune Nord-Coréen sur une côte lointaine. Sous la pluie d’hiver, il remonte les rues du petit port et se fait engager par le vieux tailleur japonais venu là après la Seconde Guerre mondiale. Dans la minuscule maison-atelier se noue doucement une relation filiale entre le maître, Kiyoshi, et l’apprenti, Yohan. Aucune confidence dramatique, aucun bavardage, mais une réserve naturelle sur un quant-à-soi, un échange plein de respect de l’autre qui fait naître une forme rare d’intimité. Modestie et minimalisme dessinent le quotidien des artisans qui, belle métaphore de Paul Yoon, ravaudent, réparent et créent sur mesure au milieu de leurs ciseaux et de leurs fils de soie.

Aucun nom de lieu sur ce planisphère de l’essentiel qui glisse de l’Asie à l’Amérique latine, de la Corée au Brésil, mais la vie est là, élémentaire, dans les branches des arbres, le scintillement des côtes, les éventaires des marchés, les soins du potager. La vie est là qui palpite dans la main des artisans, l’extrême simplicité des tâches, une ascèse qui ne dit pas son nom. Tout se passe avec le plus grand naturel ; Yohan apprend à élargir son horizon, à circuler au gré des livraisons d’habits, du port à la plantation abandonnée sur la colline, du quartier à la grève, par bribes il se met à la langue, l’isolement se craquelle, une amitié se noue avec le bedeau-jardinier et « les petits mendiants », deux orphelins errants. À tous égards, le migrant Johan vient de loin, de ces années enfuies, du froid et de la faim, du pays des chasseurs de neige et des camps de prisonniers où il est arrivé dans un camion, les poignets ligotés, capturé par les Américains qui vont organiser son départ vers l’ailleurs. Répétitions de l’histoire puisque déjà Kiyoshi a été débarqué ainsi : « Transfuges, voilà comment en ville on appelait les gens comme lui. J’ai vu la construction des clôtures. Les soldats, les familles qu’on amenait par bateau ou par camion. Il y en avait tant… »

Une prose élégante, limpide avec ses phrases courtes dépourvues d’ornements inutiles, avec son absence de dialogues, sinon dans le style indirect, relie sans heurts les scènes de vie ordinaire et les failles d’une vie bouleversée par la guerre qui fait passer du vide de l’orphelin à celui du conscrit. Après la reddition du Japon, il y a eu la partition de la Corée, les Russes ont envahi le Nord où vivait Yohan dans une ferme avec son père, il y a eu l’usine et son campement, puis les Américains, les combats et les plaies ; « c’était tout ce qu’il y avait dans cette immense tente plantée dans un champ : la voix du médecin, le souffle continu du vent, le sifflement des lampes et une histoire dans un livre ». C’est dans ce second campement, une mer de lits, un océan de tentes, qu’on appelle Yohan et son compagnon Peng « les hommes de neige » car ils ont été découverts en montagne ensevelis près des décombres d’une explosion. Il y a aussi, brièvement entrevus d’un train, « les chasseurs de neige » qui pillent les restes d’une ville saccagée, image forte et vive des paysages d’origine dans les souvenirs qui se délitent et les silhouettes qui s’estompent.

Nul angélisme chez Paul Yoon : de campement en campement s’inscrit l’humanité. Et sur la terre d’accueil du solitaire Johan, il y a encore un autre, en bord de mer : celui des mineurs, des ouvriers, des pêcheurs, des orphelins qui regardent le jongleur aveugle, autre métaphore esquissée qui dit l’état du monde. Et la mort frappe partout ; là encore c’est l’ellipse. Sobrement, dans ses inquiétudes silencieuses, Yohan se demande ce que l’on fuit et à quoi l’on renonce et « si l’on peut espérer reconquérir quoi que ce soit, retrouver ce que l’on a perdu ». Rien n’est insignifiant dans une vie modeste qui, grâce à la prose délicate de Paul Yoon, se transforme en poème. Attentif aux détails, ces clochettes, carillons, foulards et éclats de lumière qui reviennent ici ou là en ponctuation et en écho, le jeune survivant se prend à philosopher sur le passage du temps, sur les vies des autres qui lui semblaient, enfant, comme hors d’atteinte et recluses en elles mêmes, « comme si un océan les isolait ». Qu’est ce que perdre un pays et retrouver un chez-soi ? Qu’est ce que vouloir être touché ? Qu’est ce qu’une seconde vie ?

Ce premier roman, encore tout auréolé du prix des Jeunes Lions que la New York Public Library lui a décerné en juin 2014, conserve, fait assez rare, la couverture originale de l’éditeur Simon & Schuster, un fond jaune vif avec une silhouette à la bicyclette et au parapluie bleu. Paul Yoon, dont on avait aimé les nouvelles Autrefois le rivage (2014), déjà habitées par la séparation, est né en 1980 à New York et vit dans le Massachussetts. Son grand-père, pendant la guerre de Corée, a tenté de s’enfuir vers le Nord, glanant en route les orphelins : c’est la part de la mémoire familiale reprenant vie dans la méditation du petit tailleur qui fait des retouches et coud des liens, héros émouvant de ce roman épuré.

Aux antipodes des grandes gueules et des bravaches, Paul Yoon cultive une sonorité à part, qui sait faire toute sa place à la pudeur – au non-dit, à la délicatesse de liens de tendresse à peine dévoilés. Il maîtrise l’équilibre d’une composition qui mêle deux pays et deux univers en contraste, le lent glissement qui joue sur le familier et l’étranger et ouvre un rideau pour célébrer une beauté fragile dans sa simplicité.

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