Actualité de la poésie : conversations avec André du Bouchet

Un recueil publié aux éditions de l’Atelier contemporain rassemble les entretiens qu’André du Bouchet donna à Alain Veinstein entre 1979 et 2000 et laisse entendre des voix inoubliables.


André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein. Éditions L’Atelier Contemporain/ Institut National de l’Audiovisuel, 120 p., 20 €


André du Bouchet © Pierre Tal-Coat

André du Bouchet © Pierre Tal-Coat

« J’ai toujours pensé que la poésie d’André du Bouchet ne se prêtait ni au commentaire, ni à la discussion dans la mesure où elle est toujours à entendre et jamais à comprendre. » Ainsi débute le chapitre consacré à André du Bouchet par Alain Veinstein dans Les Ravisseurs. Comme pour donner un prolongement à ce propos, il publie ces temps-ci un livre d’entretiens avec le poète disparu.

Nous avons assisté, le 28 janvier dernier, à la présentation de cet ouvrage, dans le bel espace de la librairie Tschann. Pour écouter Alain Veinstein et Jean-Pascal Léger, lui-même proche d’André du Bouchet en tant qu’éditeur et fondateur de la Galerie Clivages, le public se pressait nombreux entre les rayonnages de livres, attentif et amical. Comme quoi, si la poésie n’intéresse personne, elle est néanmoins capable de rassembler des minorités qui ne sont pas prêtes à céder le pas.

Alain Veinstein nous a tant ravis (oui, à notre tour de l’être), pendant de nombreuses années et au creux de la nuit sinon de l’oreiller par ses entretiens sur France-Culture, qu’on est davantage habitué à ses silences qu’à ses déclarations. Ce qu’il a à exprimer, il le réserve à des livres sur les écrivains qui l’accompagnent, parfois sur ceux qu’il a interviewés, à des romans, à de la poésie.

Ce soir-là, donc, à la librairie Tschann, il paraît plus détendu qu’à l’époque où il recevait dans un studio de Radio-France. On le comprend. Il est devenu celui qu’on questionne. Et il répond, il parle même assez longuement d’André du Bouchet et des entretiens qu’il vient de rassembler pour proposer, non pas une succession de propos hâtivement mis bout à bout, mais un vrai livre avec des chapitres et des centres d’intérêts distincts. « Je voulais que le livre soit exhaustif mais j’avais toujours l’impression qu’il lui manquait quelque chose. Peut-être parce que, pour certaines de mes émissions, j’avais dû recourir aux services de l’INA. Alors, ajoute-t-il avec une modestie et une franchise émouvante, je me suis un peu perdu. »

Par égard pour André du Bouchet, les enregistrements n’ont pas lieu en studio. « Quand je me suis rendu chez lui, il y avait des manuscrits en cours épinglés au mur de son appartement rue des Grands-Augustins, comme des tableaux, (remarque-t-il avec l’œil du peintre, qu’il est récemment redevenu, après de longues années d’interruption). Au cours des entretiens, j’étais tendu comme jamais. Victime d’une double peur : devenir un autre aux yeux d’André, ne pas réussir à transmettre le choc de sa présence. André, lui, ne semblait nullement dérouté par quoi que ce fût… Il ne proposait pas de théorie ni d’art poétique défini, il s’interrogeait lui-même devant le micro autant qu’il répondait aux questions. Son humour et son énergie donnaient beaucoup de courage aux artistes qu’il fréquentait, Bram van Velde, Tal Coat, Giacometti, il avait sans cesse des projets… J’ai aimé les moments que j’ai vécus avec lui, ce furent des moments parfaits. »

Tout, dans ce volume d’entretiens, passionne. Et dès son ouverture par exemple, les considérations sur la modernité, qui, selon André du Bouchet, est dépourvue d’origine et ne remonte pas plus à Mallarmé, à Rimbaud, qu’à Baudelaire mais est présente « à l’instant qui n’est jamais le même », « toujours renouvelée, ravivée mais sans date, comme indissociable du plus ancien, du plus archaïque » ; puis les propos sur la forme prose et la forme poème, entre lesquelles, dit le poète, il n’y a pas d’étanchéité, ce que confirme Baudelaire : « Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commun). » (Mon cœur mis à nu).

À la question de savoir vers quoi on tend quand on écrit, André du Bouchet répond : « À se rejoindre soi. » Et ce faisant, à en rejoindre un autre, à établir un pont entre soi et un autre « à l’infini », précise-t-il, ce dont tout nous empêche, en notre époque de faux échange, fausse communication.

Et toujours, chez lui, l’acuité du constat (« où que vous alliez, c’est une époque d’éboulement, de destruction accélérée »), et la vigueur d’un renversement dont « il s’agit de faire une résurrection. » L’aptitude à s’analyser, aussi, à se comprendre et à comprendre par exemple sa relation à la peinture et aux peintres : « Quand une peinture me touche, je ne m’y attarde pas ». Pourquoi ? Parce qu’elle l’incite à la traverser pour être, à ne pas demeurer dans le cocon de l’art et à retourner au monde, à ce qui est dehors.

À lire ces entretiens, on a le sentiment d’une présence qui contredit la disparition, on entend, on voit, presque, André du Bouchet, proche, et conversant avec justesse et sympathie, conversant avec lui-même ou avec un autre, l’ami présent, physiquement, ou le lecteur absent et anonyme. Un poème, nous dit-il, c’est un peu comme dans une conversation dans laquelle il ne faut pas chercher à tout comprendre sinon elle s’arrêterait. C’est toujours pour se retrouver ou pour retrouver l’autre (l’autre en soi ou l’autre extérieur à soi) que l’on écrit.

Tout le travail de l’écrivain consiste à réanimer les mots surgis, notés, et devenus après coup, comme inertes. À retrouver leur « point de source ». Et pour cela, à élaguer, à supprimer une partie des mots qui sont venus s’ajouter aux premiers. Oui, le travail de l’écrivain consiste en cela : à revenir au point de départ « qui est le point vivant, toujours perdu », à renouer avec lui, à retrouver « cet instant initial où l’on a ressenti l’urgence de noter », afin que cet instant continue à être mouvement, ouverture. Ce qui ne va pas sans arrachement, sans déchirement. Pour survivre et se dépasser il faut d’abord s’arracher.

En tant que traducteur (du russe, de l’allemand, de l’anglais), André du Bouchet pense qu’on ne peut donner d’équivalent à un texte étranger qu’en maintenant un écart, en respectant une différence, en acceptant un impraticable — la traduction d’un poème ne pouvant avoir valeur d’autorité. De la même manière, en tant qu’auteur, il se dit « ramené à un non-savoir qui est toujours le point de départ reconstitué ». La vérité du texte, du poème « admet l’erreur, l’inexactitude », c’est « un chemin inattendu, non frayé. »

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