Le gai soulèvement

On connaissait les soulèvements épiques, de colère, d’indignation justifiées et notre époque en a bien besoin. Mais on pense moins à la portée de ce soulèvement qui fait que, soudain, on esquisse un pas de danse, ou qu’un cycliste, dans l’enthousiasme de l’effort, « se met en danseuse ». Et hop, le voilà passé au féminin et cul levé, pédalant, il voit plus loin. Et cela, oui, peut avoir des conséquences sur l’écriture critique. Et là je me mets en danseuse est le titre d’un très bref mais tout aussi remarquable petit ouvrage critique qu’Anne Portugal et Vincent Broqua ont consacré à Balalaïre d’Alain Guiraudie.

Vincent Broqua et Anne Portugal | Et là je me mets en danseuse. Les Cahiers de la Seine, 42 p., 15 €

Le compagnonnage de Vincent Broqua et Anne Portugal ne date pas d’hier : en témoigne le bel entretien avec Liliane Giraudon tout juste paru chez nos confrères de Diakritik et consacré, précisément, à Et là je me mets en danseuse. Le titre est une citation de Rabalaïre dont le roman s’ouvre sur le long et sinueux monologue d’un féru de vélo. Dans l’ouvrage qu’ils en font dériver, Vincent Broqua et Anne Portugal, portés par leur lecture, quittent les rives de la citoyenneté normale pour devenir A et B, autant dire Pince-mi et Pince-moi, ou Clermont et Ferrand.

Ils discutent les scènes marquantes du roman, s’interrogent, avec beaucoup d’amitié, sur ce qui fait le genre du polar : « B- C’est pas vraiment la preuve que c’est un polar. Pour moi le plus important, c’est la voiture. Pas de polar sans voiture. A. Explique. B. Regarde, à la deuxième page du livre c’est bien quand le narrateur sur son vélo croise une AX rouge que le mystère commence. » Ailleurs, ils font des listes, ainsi la merveilleuse Penderie sur laquelle s’ouvre le livre. Elle permet de faire, comme au théâtre, une galerie de personnages et d’accrocher à chacun, comme un portemanteau dédié, une citation du roman. Ainsi : « Gabin prend un pantalon de survêtement sans forme (très sac à patates) et un débardeur bleu marine à côtes serrées. « J’ai envie d’aller y voir de plus près » / Jérémie et Sylvia prennent un costume clair sans cravate pour lui, un tailleur mauve et une chemise pourpre bien ouverte pour elle. « Ils sont pas très beaux mais ils sont avenants ».

Et là je me mets en danseuse, Vincent Broqua Anne Portugal
« La Vie au grand air : revue illustrée de tous les sports », Pierre Lafitte (1920) (détail) © Gallica/BnF

Ailleurs ils proposent un lexique, ou une chanson d’amour, « Le faux plat de la platitude : « J’ai bien compris tous les mots j’ai bien compris merci / que les choses ont changé que les fleurs ont fané ». Ils s’interrogent sur le « sublime » chez Guiraudie, se trouvent aussitôt trollés par le tableau de Kaspar David Friedrich, le font gentiment ressortir, convoquent plus tard, et cela sonne très juste, l’églogue rousseauiste pour décrire le décor de Guiraudie : « A : regarde, t’as tout, alors les moutons, le ruisseau, la ferme. B : Les rochers A : Non ça c’est Paul et Virginie. B : Les détails du corps. A : Euh non pas du tout, parce qu’il n’y en a pas chez Rousseau, les corps chez Rousseau sont des vignettes interchangeables juste des motifs posés sur la nature […] B- Ils n’assistent pas aux débats, ils sont comme juxtaposés. A : C’est ça qui fait tableau, ça complète l’églogue ».

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L’ouvrage dans sa multiplicité formelle, dans son ton, mi-nouvelle vague, mi Bouvard et Pécuchet, mi-comédie musicale (il y a encore d’autres moitiés possibles) et en fait toujours très précis, très nuancé. Il invite à renouveler un peu ou du moins à tempérer, pour ainsi dire musicalement, le genre de l’écriture critique. En se posant comme A et B, plutôt que Vincent Broqua et Anne Portugal, les auteurs n’inscrivent pas leur propre autorité critique dans l’autorité socio-culturelle qu’ils pourraient prêter à l’œuvre deGuiraudie, ils ne performent pas l’intelligence, ils ne cherchent pas à dégager « la puissance de l’œuvre » ni sa force, mais ils se mettent à l’écoute de la façon dont l’œuvre « cause » en eux, et par moment babille, ce qui ne demande pas moins d’oreille. Ainsi mettent-ils un peu de légèreté – et de brigoule guiraudienne – dans l’écriture critique. On peut leur en être reconnaissante.