Traduits pour la première fois en français, deux essais de Walter Scott intitulés Chroniques sylvestres mettent en lumière une activité parallèle de l’illustre romancier, pionnier de l’économie rurale, praticien convaincu et convaincant de l’agrosylviculture.
Ces deux essais ont paru dans The Quarterly Review en octobre 1827 et en mars 1828. Malgré l’anonymat, il était facile d’en identifier l’auteur, le célèbre Walter Scott. La fortune qu’il a gagnée de sa plume vient de sombrer dans la faillite de ses éditeurs. L’essentiel de son œuvre poétique et romanesque est derrière lui, mais il continue vaillamment à écrire pour rembourser une montagne de dettes gigantesque, prépare une réédition complète des Waverley Novels, et rédige The Fair Maid of Perth qui paraît peu après ses essais d’économie rurale.
Le premier, « On planting wastelands », est un compte rendu critique du Forester’s Guide de Robert Monteath ; le deuxième, « On landscape gardening », une recension du Planter’s Guide de Henry Steuart. Ils font chacun référence à une ample gamme d’ouvrages savants et d’expériences pratiques sur l’art de planter des arbres pour en faire commerce, ou de dessiner des jardins paysagers, en conciliant plaisir, rentabilité, et respect de la nature. Rien de honteux à vouloir tirer profit de ses produits, à condition de se plier à ses rythmes. Et faire vivre ensemble ses gentilshommes campagnards, chasseurs, éleveurs, cultivateurs, forestiers, paysans, ses cerfs, animaux domestiques et champs de blé. À quel point leurs intérêts peuvent être antagoniques, la proposition de loi Duplomb en a fait récemment la démonstration éclatante.
Contre les égoïsmes de tous bords, Scott prêche l’intérêt général, la prospérité à venir du pays, le bénéfice immédiat pour les plus pauvres. Il fustige l’incurie du gouvernement, invite à profiter du temps de paix pour planter des terres incultes afin d’« accroître les ressources de la nation et renforcer ses nerfs pour les guerres à venir ». Le bois des forêts, c’est la charpente des navires. Tout fervent de l’Écosse qu’il soit, Scott n’a pas l’esprit de clocher, le projet « dont nous allons montrer la facilité de réalisation » embrasse l’ensemble de « notre île », dont le destin commun est imposé par la nature.
Le romancier se targuait d’avoir planté plus d’un million d’arbres. Son expérience, il l’a acquise dans son domaine d’Abbotsford, au départ une centaine d’arpents qu’il n’a cessé d’agrandir par l’achat de terres et la construction d’un somptueux manoir néogothique doté de tout le confort moderne, entouré de terres agricoles, de prairies d’élevage et de jardins d’agrément. « On a souvent comparé l’éducation des hommes à celle des végétaux », souligne-t-il d’entrée, et c’est bien l’éducation ou la rééducation des apprentis planteurs qu’il entreprend. S’ils veulent réussir, ils doivent rechercher l’accord parfait entre la variété des sols, les essences les mieux adaptées au milieu et au climat, la nature du terrain, les saisons, l’exposition aux vents, faire bon usage de l’eau et de la lumière.

En suivant quelques règles instruites par l’expérience, il est possible de concilier le beau et l’utile. Les effets bénéfiques de l’industrie humaine sont immenses, sa puissance également, mais elle ne saurait s’exercer contre la nature. Ce sont les caractéristiques naturelles du sol qui doivent guider le dessin des plantations plutôt que le plan du domaine, quitte à déplaire aux admirateurs de la régularité mathématique, qui vous plantent des sapins « comme une rangée de casquettes de collège reliées par un large ruban noir ». Les plantations situées dans des angles incommodes ressemblent au boulingrin de l’oncle Tobie dans Tristram Shandy. D’autres « ont pris la forme de pelotes à épingles, de hachettes, de tartes à deux sous, et faut-il le dire ? d’une paire de culottes exposées à l’étalage d’un vieux fripier ».
Le premier essai examine les mérites comparés du chêne, du mélèze et du pin des Highlands, la dimension optimale des espacements, le marcottage, les engrais, la recette du compost, le prix de la tonne d’écorce, et une foule de détails qu’il faut prendre en compte, jusqu’aux parcours de promenade des moutons, pour mener à bien l’entreprise. Le trèfle, parce qu’il « existe dans les pires sols et prospère au moindre encouragement », peut ainsi « convertir en pâturages tolérables des terrains qui jadis auraient difficilement alimenté quelque coq de bruyère ». Dans des régions éloignées des marchés, « chaque bout de bois, presque chaque brindille, peut être avantageusement mis en vente ». Selon la qualité du bois, les arbres ont de multiples usages, la plus médiocre servira à fabriquer des clôtures. La productivité peut être destructrice, aussi l’auteur met-il en garde contre la hâte, l’appétit du gain, en évoquant nombre d’expériences malheureuses qui ont conduit des exploitants à la ruine. Tout vient à point à qui sait attendre… trente ou quarante ans. Pour les plus pressés, divers systèmes de transplantation permettent un large gain de temps. Certaines méthodes coûteuses en investissement deviennent rapidement rentables.
L’essai sur le jardinage paysager passe en revue les loisirs des hobereaux, parmi lesquels « l’amélioration de l’aspect de la maison et du domaine adjacent occupera toujours une place très élevée ». Mode oblique de prescription, comme cette citation de Milton qui « exprime d’une manière exquise ce que devrait être un paysage de parc, et ce qu’il est devenu, dans certains cas ». Le jardin, d’abord destiné à produire des légumes, des fruits et des fleurs, est devenu prétexte à un étalage ostentatoire de richesse. « La richesse, sous ce rapport comme sous d’autres s’est avérée un piège », les extravagances, les humeurs et préjugés, l’ignorance ont souvent produit des effets funestes sur le paysage. Si Scott admire les architectures de Vitruve ou Palladio, il déplore les imitations dérisoires qu’en fait l’art topiaire hollandais, « ces ifs taillés en monstres de toute espèce et ces figures de bois peint que l’on voit beaucoup dans l’attitude de leurs propriétaires, silencieux et fumant confortablement à l’extrémité des allées ». De là aux nains de jardin… « Une haie taillée en un vase ou en une urne gracieusement ornée a une valeur qu’elle ne possédait pas sous sa forme première ; une haie d’ifs dont on a fait une fortification n’est que défigurée. »
Pas plus que les ornements du jardinage à l’ancienne, les innovations d’un William Kent n’échappent aux critiques, comme la destruction méthodique par un de ses disciples du château de Glamis, cadre de Macbeth. « Son style n’est pas la simplicité, mais l’affectation de paraître simple. » Les décorations de plaisance artificielles ont été mises au ban, le jardin moderne a l’allure d’un forçat dans son habit de prisonnier. Les têtes de barrage d’un élève de Capability Brown entravent la progression d’un ruisseau « dans les maillons d’un chapelet de saucisses de porc ». Les vues plus larges et libérales des meilleurs professeurs, comme Richard Payne Knight ou Uvedale Price, « ne sont peut-être pas aussi généralement reçues et pratiquées qu’on pourrait le souhaiter ». Scott s’y emploie et aimerait voir leur profession plus unie aux beaux-arts qu’elle ne l’est alors. Nombre de personnes la pratiquent sans qualifications, et sans goût. Ceux qui se définissent comme des améliorateurs devraient être des artistes, ou au moins de vrais médecins, et non des apothicaires, « payés au prorata des médicaments qu’ils parviennent à faire avaler au patient ». L’ouvrage se conclut par un retour aux arbres, « élément primordial du paysage », et aux méthodes de transplantation.
Ces essais ont beau paraître dans un journal tory, Scott est loin d’être un conservateur entêté. Des changements d’opinion se sont opérés dans les sentiments des fermiers intelligents, les goûts ont évolué, tandis que la science progressait. L’usage de machines appropriées comme l’engin de Brown perfectionné par Henry Steuart économise de l’effort et des frais. L’utilisation de la vapeur et du gaz a été longtemps combattue par les préjugés du public, soumise au « style habituel de déformation narquoise qui s’applique à tous les innovateurs jusqu’à ce qu’ils gagnent le public à leur cause ». Cependant, bien qu’il apprécie les bienfaits de l’innovation, Scott se dit enclin à « protester contre la destruction hâtive et irréfléchie de choses qui, une fois détruites, ne peuvent être restaurées ». Tout dans les mesures qu’il prône est affaire d’équilibre, et de bon sens. Même si sa propre part dans la montée de l’empreinte carbone écossaise fait aujourd’hui débat, ses prises de position au Parlement le montrent soucieux de la pollution et du recyclage des déchets [1].
Le présentateur et traducteur, Eryck de Rubercy, n’aborde pas ce point litigieux, bien que son ouvrage soit abondamment annoté. Très savant lui-même, il ne compte visiblement pas sur un haut niveau d’attention ou de connaissance de ses lecteurs. Les jardiniers Price et Pontey ont droit à trois notes chacun, Kent, Payne Knight, Charles Ier à deux. Outre des précisions biographiques sur les personnalités citées, les noms latins de tous les arbres, les références de chaque allusion littéraire, chaque bataille, il juge utile d’expliquer marécage, pépinière, semence, bouquet d’arbres… une ample érudition et des soins un peu gâtés par une relecture hâtive. Les omissions de mots outils, les fautes d’accord pullulent. Dès l’introduction, on apprend que « ces questions, Walter Scott les posent et y réponds », la traduction d’un poème prend les swains (jeunes soupirants rustiques) pour des cygnes (swans). Elle reste plus juste, cependant, que le passage du Paradis perdu cité dans les alexandrins pompeux de Jacques Delille, que Rubercy aurait sûrement mieux servi.
Joliment illustrées par des paysages de peintres écossais, ces Chroniques sylvestres devraient plaire aux connaisseurs comme à ceux qui aiment les arbres sans rien savoir d’eux ou de leurs penchants. Et s’il en existe que le sujet n’intéresse guère, ils apprécieront l’humour, l’œil exercé, la profonde sagesse de Scott, ses formules à l’emporte-pièce. Les comparatifs de coûts, outils, enseignements pratiques aujourd’hui obsolètes, ont encore des leçons à transmettre, et pas seulement aux écologistes. Ainsi, quand il rappelle au jeune planteur que l’élagage doit coïncider avec la phase stationnaire de la sève, car « élaguer un arbre alors que la sève circule, soit qu’elle s’élève, soit qu’elle descende, est le moyen le plus simple de le faire saigner à mort », on pense au savoir et au savoir-faire admirables des nouveaux charpentiers de Notre-Dame, qui ont rebâti sa forêt en réglant leur calendrier sur celui de la lune noire.
[1] Sur son implication dans l’industrie carbonée, les risques de pollution, et les remèdes qu’il propose, voir Susan Oliver, Walter Scott and the Greening of Scotland: Emergent Ecologies of a Nation, Cambridge University Press, 2021.

 
			 
			 
			 
			 
			 
			 
			 
			 
			 
			 
			