La danse cosmique

Mohamed Mbougar Sarr aime les livres de László Krasznahorkai, sans ambages, parce que ce sont des livres puissants et lucides. Avec liberté, il plonge dans une scène singulière de La mélancolie de la résistance, l’un de ses plus beaux romans. Il nous en propose une lecture débordante qui en fait le centre philosophique de l’immense et labyrinthique œuvre du Prix Nobel 2025.


« C’est plus qu’une catastrophe », a dit László Krasznahorkai lorsqu’on lui a demandé ses premières impressions, quelques secondes après l’annonce de son prix Nobel de littérature. L’allusion à Samuel Beckett c’est une catastrophe », aurait-il répondu à son éditeur quand ce dernier lui apprit qu’il venait d’être distingué par l’Académie suédoise en 1969) est transparente. Je lis toutefois dans cette phrase du maître hongrois, derrière l’hommage à l’une de ses influences littéraires majeures, un indice, une réflexion sur son propre univers. Krasznahorkai écrit, montre, travaille peut-être « plus qu’une catastrophe ». Mais que signifierait, parlant de la valeur ou du sens de son œuvre, une pareille – et, il faut le dire, étrange – singularisation ? Comment écrire plus qu’une catastrophe si la catastrophe est la fin, une limite possible de l’expérience de penser, d’espérer, de vivre, d’écrire.

Répondre par le Néant, faire du Néant l’horizon de l’œuvre, ou le spectacle dont elle témoigne, serait tentant. Mais si nombre d’œuvres de Krasznahorkai s’achèvent dans une inévitable annihilation, je crois que la singularité du chaos krasznahorkien tient en ceci : il montre une apocalypse sans révélation. Chez lui, c’est toujours avant la catastrophe, dans son intuition sidérée, que le sens – ou la beauté, ou le salut – apparaît, fugace, avant d’être aussitôt détruit ou réduit au silence. De ce point de vue, dans « plus qu’une catastrophe », je ne crois pas qu’il faille entendre un « après la catastrophe » ou un « redoublement de la catastrophe », mais plutôt : la compréhension intuitive, lucide et impuissante du mal qui vient – c’est-à-dire, en un sens, qui s’est déjà produit. La rémanence de ce motif, qu’on pourrait appeler apocalypse silencieuse, marque l’épilogue de nombre de textes de l’auteur, depuis Tango de Satan ou Guerre & Guerre jusqu’au Baron Wenckheim est de retour. Dans La mélancolie de la résistance, il est poussé à l’extrême et concentré dans une seule scène. La danse cosmique du personnage de Valuska n’est pas seulement un des plus déchirants passages de ce roman : il se pourrait qu’elle soit le centre philosophique de l’immense et labyrinthique œuvre de László Krasznahorkai.

La danse cosmique de Valuska : le génitif porterait facilement au malentendu. Valuska ne danse pas, à proprement parler. La danse n’est pas la sienne au sens où il l’exécuterait physiquement, en personne ; elle lui appartient plutôt dans la mesure où c’est lui qui l’orchestre : il en est à la fois le chorégraphe, le metteur en scène, l’énergie et la voix. Sans lui, pas d’ouverture sur « le grand inconnu ». Mais tout aussi évidente est la proposition inverse : sans la danse, Valuska, idiot et innocent, mi-christique, mi-simplet, n’existerait pas pleinement au sein de la communauté des buveurs illustres, torchés et ensommeillés du « Péfeffer », taverne où se partagent l’alcool mais aussi les angoisses et les racontars liés à « l’arrivée inéluctable pour le lendemain de la baleine géante », un monstre empaillé qui constitue l’attraction principale d’une mystérieuse troupe de forains.

Me frappe le fait qu’avant d’être astrale la danse soit d’abord une parenthèse sociale. L’homme qui l’ouvre est un postier ; ceux qui l’assistent et tiennent les trois rôles – le soleil, la terre, la lune – sont issus d’un public de « chauffeurs, débardeurs, peintres en bâtiment, et autres boulangers », lesquels considèrent la performance de Valuska comme un « passe-temps », mais aussi comme une manière de « repousser l’heure de fermeture » de la taverne, de prolonger un temps social, donc. J’aime l’idée que ce moment social offre le théâtre de la rencontre entre le céleste – les astres dans leur course éternelle – et le peuple le plus humble – les ouvriers dans leur ivresse exténuée – dans le décor le plus trivial qui soit. J’aime surtout le fait que la catastrophe, dans son sens profond, ne signe pas l’immédiat éclatement de la communauté, mais la convoque d’abord pour lui montrer une métaphore brève de son destin. Ce n’est pas parce que l’apocalypse est sans révélation qu’elle sera sans témoins ; ce n’est pas parce qu’elle refusera de porter un message qu’elle n’aura pas son annonciateur : non pas le personnage obscur du Prince (on pense bien sûr au « Prince de ce monde » de l’évangile selon saint Jean), non plus que le symbole inquiétant et melvillien de la baleine, mais János Valuska, cet autre prince, mychkinien, dont la nature est quasi angélique – il est, malgré lui, l’Ange d’une Annonciation funèbre. 

© László Krasznahorkai
La danse des Morts de Mary Wigman, Ernst Ludwig Kirchner (1926) © CC0/WikiCommons

Longtemps, le lecteur ne saisit pas l’exacte nature de la représentation. Que raconte, littéralement, la scène ? Que montrent ces trois corps célestes dans ce bar ? Des périphrases moqueuses, des superlatifs, des locutions abstraites et ironiques tentent de nous renseigner. On lit : « le machin avec la terre et la lune » ; « la démonstration » ; « un moment extraordinaire du mouvement des astres » ; « la captivante rotation des astres » ; un voyage dans les « fascinants flots silencieux du firmament étoilé ». Le choix des interprètes et la répartition des rôles stellaires n’éclairent pas davantage le sens de la chorégraphie : on devine que le personnage de la terre doit tourner autour de celui du soleil, et celui de la lune, graviter autour du premier ; mais les lois physiques se heurtent à celles de la fatigue et de l’ivresse humaines.

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La danse commence dans une confusion dont rend compte un humour exquis (il ne faut lire Krasznahorkai que d’un œil pour manquer sa drôlerie et le croire essentiellement sinistre) : la Terre fait des grimaces au cours de sa gravitation lourde et hasardeuse ; la Lune (jouée par un « débardeur plantureux ») s’effondre dès sa mise en orbite ; l’échalas qui incarne le Soleil est bigleux et terne, etc. Tant bien que mal, toutefois, les astres trouvent peu à peu une certaine harmonie. Soutenus et guidés par la vision de Valuska, ils s’acheminent vers le cœur dramatique de la scène, que le lecteur découvre au bout d’un monologue angoissé, habité et empli d’images somptueuses : une éclipse solaire totale.

Là intervient l’élément décisif de la scène : après l’éclipse dont la mécanique théâtrale est connue, les dernières phrases du récit poétique de Valuska, elles aussi connues, eurent, « cette fois-ci, de façon imprévue, un effet troublant sur l’assistance, et pendant trente secondes aucun son ne retentit dans l’auberge bondée à craquer… ». Ce silence est l’intuition même de la catastrophe à venir, ou déjà survenue. Le public, sidéré, les yeux rivés sur les astres, lit en eux un fragment de son destin. La scène opère soudain en ce point une secrète mais irrésistible lecture téléologique de la ville même ; lecture qui suggère que ce n’est pas l’irruption de l’étranger qui la mènera à la décomposition morale et à la violence, mais que ces dernières, déjà présentes de façon souterraine dans la cité, immanentes à la cité, l’ont poussée à sa ruine. L’éclipse imaginée ou pensée par Valuska est une prophétie à laquelle les hommes savent ne pouvoir échapper ; l’arrivée de la baleine, des forains et du Prince allait recouvrir leur ville ou, plus exactement, leur âme, comme l’ombre de la lune venait de geler et d’obscurcir la vie en soustrayant la terre à la chaleur et à la lumière du soleil. Les ouvriers retrouvent ensuite leurs esprits et reviennent dans l’espace-temps du bar, oubliant ou faisant semblant d’oublier la cause et le contenu de ce silence. Mais ils ont « laissé la porte ouverte une fraction de seconde » ; elle aura suffi pour que la révélation se jette sous leurs yeux et leur montre tout à la fois : la possibilité et l’ordre lumineux de l’harmonie céleste de l’univers, mais aussi son inéluctable engloutissement dans un crépuscule.

Le tragique de la scène repose sur plusieurs oppositions : entre la douce poésie du récit et la sensation de désastre qu’il produit ; entre l’atmosphère somnambulique et alcoolisée du début et la sombre brutalité de la fin ; entre, surtout, la foi solitaire de Valuska et le désespoir silencieux du reste du groupe au moment où l’éclipse se produit. Les buveurs s’arrêtent à la nuit totale ; elle représente pour eux non seulement la fin du spectacle mais peut-être aussi la fin de leur monde. Ils sortent, pressés par Hagelmayer, le propriétaire, d’aller cuver leur vin ailleurs. Valuska aussi sort, mais Krasznahorkai nous le montre dans toute sa solitude : lui, voulait continuer, reprendre la course des astres et assister au retour de la lumière. « Car il désirait voir, et il vit la lumière revenir sur terre, et il désirait vivre, et il vécut ce moment d’intense émotion où l’on se libère du poids écrasant de la peur, de cette peur provoquée par une obscurité glaciale, angoissante, apocalyptique. Mais il n’y avait personne avec qui partager tout cela ou même en discuter, le public en effet – comme à son habitude –, lassé de ce “baratin creux” et considérant pour sa part que la représentation s’achevait avec l’avènement du crépuscule fantomatique, se mit à assaillir l’aubergiste dans l’espoir d’un petit dernier pour la route ».

Petit écart : dans la saisissante adaptation cinématographique du roman par Béla Tarr, Les Harmonies Werckmeister (2000), le personnage de Valuska arrive à mettre en scène le retour de la lumière alors que les ouvriers sont encore là. Mais il ne faudrait pas s’empresser d’en déduire que le cinéaste est moins pessimiste que l’écrivain. Dans le film, au moment de quitter la taverne, Valuska dit à Hagelmayer ces mots dont on ne sait s’ils sont glaçants ou remplis d’espoir, à moins qu’ils ne soient glaçants car remplis d’espoir, précisément : ce n’est pas fini. Puis le postier se retrouve seul dans la ville sombre, prêt, comme un astre perdu, à reprendre son « perpétuel périple » à travers les rues.

Quelques heures plus tard, le chaos recouvrira tout et Valuska finira dans un asile – la polysémie du mot en français est capitale ici. Avant cela, il verra son mentor et ami, l’érudit M. Eszter, qui lui dira : « Les gens […] parlent de cataclysme et de jugement dernier, car ils ignorent qu’il n’y aura ni cataclysme ni jugement dernier… c’est parfaitement inutile puisque le monde se détruit de lui-même, se détruit pour ensuite tout recommencer à zéro, et il en sera toujours ainsi, c’est aussi évident que la façon dont nous tournons en rond impuissants dans l’espace… ».

On jurerait un commentaire de la danse, ou une autre clef pour commencer à comprendre l’œuvre littéraire de Krasznahorkai.