C’est le récit d’un renoncement. Le renoncement au chant lyrique, aux aspirations de la jeunesse, à l’engagement d’une vie. Ce jour-là, Irina Rostova, une soprano promise à un avenir radieux au théâtre Mariinsky, se heurte au présent d’un scandale encore toujours occulté dans son pays : la famine exterminatrice infligée par Staline au peuple kazakh durant les années 1930 : « l’Asharshylyk ».
Membre d’une délégation officielle, la jeune Russe donne un spectacle à Alma-Ata, la capitale du Kazakhstan, dans les années 1990. Soudain, une femme surgit du public et lui balance « à plusieurs reprises un seau d’eau coloré en rouge en mémoire de [son] ancêtre assassiné ». Elle porte le deuil de cet homme froidement assassiné, et « le prénom de son arrière-grand-mère, celle dont la voix était si belle qu’on l’avait surnommée le rossignol – Bibigul ».
Tout a vacillé dans la vie d’Irina durant cette soirée. L’homme qui incarne à ses yeux la droiture et la vertu, son grand-père, Vladimir Alexievitch, un ancien agent du NKVD (un « agronome », selon le Parti !), est en réalité l’ « exécuteur docile de la famine voulue par Staline », et le cynique meurtrier de l’arrière-grand-père de Bibigul Sartbaïeva. Après son agression au théâtre kazakh, l’histoire « avait tourné au vinaigre pour elle, car on l’avait rapidement soupçonnée de complicité avec les terroristes ». Elle sera définitivement exclue du Mariinsky. Et c’est durant cette année qu’elle décide de quitter Saint-Pétersbourg pour Ekaterinbourg, « certainement pour se faire oublier », avant de déménager à Oulan-Oudé, un bled perdu de Bouriatie, pas très loin de la frontière chinoise.
Cet exil de l’espace de l’opéra lyrique, Irina tente de le colmater en enseignant la musique et le chant dans des écoles pour gagner sa vie. Mais la souffrance demeure, terrible. Une plaie que même la répétition des « principaux opéras du répertoire du Mariinsky, dont le Lady Macbeth de Mzensk » ne soignera jamais. C’est une fatalité qui a fini par habiter l’esprit de la cantatrice pétersbourgeoise. Et de son parcours, elle ne cessera de dire : « Bibigul m’a maudite dans la lettre qu’elle a laissée avant de se tuer. Alors, j’ai décidé de punir mon grand-père en me punissant. Vladimir avait voulu que je sois cantatrice, j’ai résolu que je ne le serais plus ».
Radicale ou non, Irina semble être convaincue d’avoir agi avec justesse face à son échec au Kazakhstan, le surgissement des décombres de l’histoire à travers les cris enragés de Bibigul, celle qui répétait d’une voix éclaircie : « le héros, c’était mon arrière-grand-père, Apaq fils de Sabir, et le fanatique, votre salopard de grand-père ».
Loin des terres asiatiques de la Russie, Walid, universitaire et écrivain algérien installé en France, rumine une autre défaite : Irina « a été le plus grand échec amoureux de sa vie ». Quarante ans de séparation, une longue attente vertigineuse, un goût de bile dans la bouche se mêle aux rêves du visage aimé. Le cœur rongé par la colère, les chimères sont ses berceuses, une certaine manière de persévérer dans la quête d’espoir. Parfois, cet ancien étudiant algérien en URSS qui préparait une thèse sur Napoléon en Égypte, se persuade de l’idée contraire, Rostova n’était pas l’échec de son existence tourmentée. « Une des petites voix qui font parfois régner le chaos dans sa tête proteste : Elle est aussi ta plus grande réussite, vieil oublieux, si tu mesures en unités d’émerveillement les deux années que tu as passées avec ton Irina ! »

Walid n’a plus revu Saint-Pétersbourg depuis sa quasi-expulsion en 1980. Au foyer des étudiants de son institut, un fonctionnaire du service des étrangers lui enjoint de déguerpir au plus vite du territoire de l’Union. Son autorisation officielle de séjour a expiré depuis au moins deux mois. « Nous n’aimons pas les étrangers qui ne respectent pas nos lois, lance-t-il d’un ton menaçant. Et nous avons appris d’expérience que, d’étranger irrespectueux à espion malfaisant, la distance n’est pas très grande. Un conseil, ne sous-estimez jamais nos capacités de vigilance : si l’Algérie, le pays dont vous êtes citoyen, est un pays ami de l’URSS, cela n’implique pas que vous, vous le soyez ! » Il aura passé deux ans avec cette femme pour laquelle il se disait « prêt à mourir ». Les images, les sons, les parfums et la poésie de ce moment hors du temps continuent de remuer sa mémoire. La scène de leur rencontre devant le musée de l’Ermitage, à Leningrad, est ineffaçable.
Dans la France du mois de février 2002, il est enfin capable de réciter par cœur et en russe un texte de Pouchkine que tous les Russes apprennent à l’école et que les plus illustres sopranos du monde se disputent l’honneur de chanter dans l’opéra, la « fameuse lettre de Tatiana à l’aristocrate dédaigneux, Eugène Onéguine, dont elle venait de tomber éperdument amoureuse : Je vous écris – que vous faut-il de plus ? / Que puis-je ajouter à cela ? / Maintenant, je le sais, il est en votre pouvoir / De me punir par votre mépris ! ». Avec un certain détachement, il feuillette les épreuves de son dernier roman de cinq cents pages, une exploration fictionnelle de l’Algérie durant la guerre fratricide des années 1990. Que va-t-il faire ? Va-t-il reprendre la route vers Saint-Pétersbourg ?
Se souvenant du policier qui, durant les émeutes de 1988, alors qu’il était enseignant à l’université d’Alger, lui donna une gifle tout en lui disant sarcastiquement que « l’espérance est la mère des imbéciles », Walid espère retrouver Irina dans son exil sibérien, l’embrasser et la revoir chanter, replonger à nouveau dans la fièvre envoûtante de son lyrisme débordant. Homme sans Dieu, renégat vis-à-vis de la supposée bonté du monde, il décide de retourner au territoire de l’amertume en emportant dans ses bagage un haïku russe ou persan qu’Irina avait découvert « du temps glorieux de leur amour » : « La vie toute simple, la vie toute vaine – puisqu’on vieillit, puisqu’on meurt ».
Agréablement riche en références historiques et éminemment dense en émotions littéraires, Irina, un opéra russe est l’un des rares romans qui donnent à voir la Russie soviétique par le biais du regard d’un ancien boursier algérien. Loin de se limiter à l’amour empêché entre Walid et Irina, Anouar Benmalek, enseignant-chercheur dans une université parisienne, membre fondateur, après les révoltes d’octobre 1988, du Comité algérien contre la torture, fin connaisseur de la langue et du monde russe (il a passé cinq ans dans l’ancienne URSS entre Kiev, Odessa, Moscou et Leningrad à préparer une thèse de doctorat en mathématiques), complexifie, comme dans ses précédentes publications dont on peut citer L’enfant du peuple ancien (Pauvert/Casbah, 2000) ou L’amour au temps des scélérats (Emmanuelle Collas/Casbah, 2021), son exploration romanesque des géographies et des formes de la violence. Dans cette nouvelle œuvre, deux questions fondamentales interpellent notre époque fortement marquée par les sidérations des entreprises annihilatrices et génocidaires : jusqu’à quel point mener le consentement à l’euphémisation et à la négation des crimes de masse ? Et quelles réceptions possibles pour une œuvre artistique quand se rencontrent, dans un contexte asymétrique, les descendants des victimes et des bourreaux ?
Deux forts passages du roman peuvent nous orienter pour mieux penser, nommer et représenter les barbaries qui se multiplient en Palestine, en Syrie, au Soudan, en Ukraine et dans bien d’autres régions du monde soustraites au droit international, à tout repère d’humanité commune.
Le premier est l’affirmation tonitruante de l’officier russe expliquant, lors d’un « entretien ‘‘amical’’ en situation d’ébriété », à Vladimir les rudiments du langage totalitaire – c’est-à-dire ne jamais faire correspondre les mots et les choses – tout en l’avertissant que sa langue ne doit jamais fourcher sur les atrocités qu’il a commises au Kazakhstan : « il n’y a jamais eu de famine au Kazakhstan, et encore moins de morts dus à une famine imaginaire dans cette République ! Prétendre le contraire, c’est travailler pour le compte des ennemis de notre pays ! […]. Tout, même le pire, finit nécessairement par être oublié, il suffit de ne pas en parler ». Les mutilations du réel ne doivent pas être dicibles.
Le second est un dialogue poignant qui illustre puissamment la quasi-impossibilité du pardon et du dépassement des taches noires de l’histoire tant que l’État meurtrier n’aura pas reconnu officiellement l’élimination intentionnelle de plus d’un million d’innocents : « – Je sais bien que vous n’êtes pour rien, Irina Rostova, dans le malheur qui a frappé mon peuple, mais je ne peux m’empêcher de vous en vouloir. Votre grand-père a tué les miens, mais il s’est apparemment bien occupé de vous puisque vous êtes devenue ce que vous êtes. Je suis sûr qu’il vous aimait, qu’il avait le cœur bon pour vous. Alors, il faut bien qu’il y ait quelque part une victime expiatoire pour racheter notre chagrin ». L’échange est empreint d’une grande gravité, et, sans se serrer la main, les deux personnages se quittent en silence, les yeux humides.