À tout faire

Romuald Gadegbeku tisse le récit envoûtant de treize femmes de ménage en grève deux ans durant dans un hôtel touristique de 600 chambres à une porte de Paris. Superpositions de scènes entre sous-sol, retour au HLM, méfiance envers les syndicats, thiéboudienne à réchauffer et la marmaille qui fait des siennes. Un premier roman où les femmes naissent en lutte sur mille fronts.

Romuald Gadegbeku | Les gréveuses. Grasset, 284 p., 22 €

Comme de l’intérieur, ce roman érige l’intime dans l’espace d’une célèbre grève de femmes dans l’hôtellerie en 2019. On s’attendait à des bagarres publiques ? On y découvre le poids des rôles familiaux, la liste des attachements et la ribambelle des dépendances. Avant les chambres à faire, les retransmissions de consignes, la javel plein nez, les trajets vers les HLM, les premières pages plantent l’enfance collée au dos, sous le bras, jour et nuit, chuchotement, claquement de langue, nourrir encore, dos courbé et squatté, suant et riant jusqu’aux étages de l’hôtel Inside : « Ils étaient passés du ventre au dos en moins de deux, puis vite sur deux pattes […] Rita plongeait sa serpillère dans l’eau sale avec le petit dans le dos. Elle se baissait, briquait, balayait tel un être hybride : deux têtes, quatre bras, quatre jambes, dont une moitié croissait, et l’autre se fanait, mère et travailleuse, en même temps ».

Non sans humour, la marmaille ne quittera jamais le récit de la grève, le hall de l’hôtel Inside d’une porte de Paris aux airs de salle des fêtes, leurs mères qui dansent sur de la musique africaine. Sous la liesse apparente, le combat salarial « pour une durée illimitée » est déclaré pour dénoncer la sous-traitance. Les corps courbés « à faire jusqu’à 50 chambres par jour pour un salaire misérable »dénonce au mégaphone l’équipière. « L’esclavage ? C’est fini » ; « La maltraitance ? C’est fini ! » Leurs revendications ? Que ralentisse la cadence pour passer à deux chambres par heure contre plus de trois en temps normal.

Romuald Gadegbeku, Les Gréveuses
« Femme de maison », Gebra Kristos Desta (1961) © CC0/WikiCommons

En finir avec la cascade des sous-traitances. Sortir du piège. Romuald Gadegbeku tourne autour de ce point fixe tout en dégageant des scènes latérales, des lieux désorientés, passant imperceptiblement d’une femme à une autre, dans un flux souterrain de croyances, d’injonctions, de désirs. La prière par exemple, la Déesse créatrice suprême de la religion vaudou ou les ancêtres de Rita. « Diva a beaucoup prié après avoir dit oui à la grève. Elle répétait aux collègues qu’elle était venue dans ce pays pour travailler, pas pour se faire remarquer. » Prier, certes, abondamment, tout en préparant des beignets à vendre aux passants, le thiéboudienne circulant entre tracts, pancartes, slogans, images fragmentées, comme s’il fallait perdre ses repères pour comprendre ce qui tourne autour du piquet de grève.

Au pied de l’hôtel, nous plongeons dans un flux polyphonique de vies qui se piétinent les unes les autres. Car la violence est aussi le chaînon qui relie ces femmes et les oppose lorsque « les briseuses de grèves » sont embauchées : « et toi, tu n’as jamais remplacé personne ? », demande-t-elle. C’est la guerre entre égaux. Toutes les sous-traitances conduisent à ces combats « entre nous ».

Le récit se lève alors sur les cités HLM où ces femmes habitent. Une tapisserie commune de bâtiments de quinze étages, où l’on fait les mêmes gestes, frotter sur fond de javel, « grévistes et briseuses » qui, ensemble, de sœurs en sœurs, de mères en belles-mères, triturent ces mêmes sachets en plastique venus de Lidl que l’on aime tant et qui est si peu cher. « Fatiguée. La voix d’Aminata résonne comme l’écho d’une mort à petit feu. Fatiguée. En français. Ce mot-là, elle le connait même dans cette langue. Fatiguée. Elle a dû le répéter jour après jour, nuit après nuit, chambre après chambre. »

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Et retransmettre à ses filles les gestes ; tirer, se plier, s’agenouiller, s’étirer, se déplier, pousser, répéter, frotter la faïence avec la brosse à poils durs. Comme on lui apprend à démêler leurs cheveux, à les tirer sec, les étendre, brosser cent fois pour les dénouer pendant que les garçons jouent au foot. Il ne faut plus porter le cheveu crépu, autant dire suivre les leçons de défrisage, tissage – et perruques. Et bientôt pousser le chariot de chambre en chambre. Murs moquette miettes. Un cheveu oublié dans le lavabo de l’hôtel et l’on est renvoyée. Devant le piquet de grève, taxis livreurs et ambulanciers klaxonnent.

Elles sont fatiguées d’exiger des CDI, la prime d’habillage, le remboursement des transports, le paiement du treizième mois, les cadences à deux chambres l’heure et, surtout, l’accès à la cafétéria dont elles ont été délogées : « Vous aussi, c’est dehors maintenant », avait crié le vigile. Les repas ne seront autorisés que dans les sous-sols, à hauteur des voitures de luxe, avec quelques fumets d’huile de moteur. Le vase déborde.

À grands coups de semelles sur le sol, en tapant des mains, en chantant et en priant, on entend les récits de ces femmes qui attrapent Romuald Gadegbeku, nous rappelant que, dans la clarté de nos hôtels, des corps ont sué. D’une écriture forte, l’auteur trace net un sillon : entre croix et bannière, le corps des femmes au travail.