Le requiem de Patrice Lumumba

Qu’ont en commun Louis Armstrong, la bombe atomique et l’ONU ? Leur lien avec l’assassinat de Patrice Lumumba au Congo en 1960. C’est ce que montre le réalisateur belge Johan Grimonprez qui élabore, à partir d’images d’archives de la guerre froide, un vibrant essai sur la mémoire africaine mêlant avec virtuosité jazz, politique et décolonisation.

Johan Grimonprez | Soundtrack to a Coup d’État. Warboys Films, Onomatopee Films, Zap-O-Matik, BALDR Film. Durée : 2 h 30 min.

Le 15 février 1961, la chanteuse Abbey Lincoln, l’écrivaine Rosa Guy, la poétesse Maya Angelou et d’autres militantes afro-américaines font irruption à l’Assemblée générale des Nations unies, à New York. Dans ce geste politique qui précède de quelques années la naissance du mouvement des Black Panthers aux États-Unis, elles hurlent (avant d’être évacuées par les forces de l’ordre) : « Assassins ! » à la face du monde, dénonçant la passivité complice qui a mené à l’assassinat de Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo nouvellement indépendant. La mort, à trente-cinq ans, du leader politique ébranle l’équilibre diplomatique international, lui qui fut le symbole éphémère du tremblement de l’Afrique au temps des indépendances, image de l’euphorie d’une autonomie rêvée bien que rattrapée par les putschs, dissensions, fausses révoltes et coups bas sur tout le continent.

C’est en suivant la trace des images de cette intervention, ainsi que des épisodes musicaux historiques, comme le mythique concert « We Insist ! Freedom Now ! » de Max Roach et Abbey Lincoln, que Johan Grimonprez tisse un documentaire monumental – monumental par son ambition et l’abondance des sources convoquées – sélectionné et primé dans de prestigieux festivals, un temps pressenti pour remporter un Oscar. Le cinéaste revient sur les raisons ayant mené à la chute de Lumumba ; ce faisant, il illustre les nouveaux liens de sujétion économique qui se mettent en place au cours de l’indépendance tronquée du Congo, éclairant le rôle peu reluisant du gouvernement belge et du roi Baudouin dans les négociations de l’année 1960.

Soundtrack to a Coup d'Etat_Johan Grimonprez
Un Congolais arrache l’épée du roi Baudouin de Belgique, Afrique, Léopoldville, 1960 © Robert-Lebeck

En 1966, Aimé Césaire signait avec Une saison au Congo la grande tragédie des indépendances africaines, faisant de Lumumba, grâce au théâtre, une figure christique à la lucidité exaltée. Mais, loin du messianisme des dramaturgies de la décolonisation, Soundtrack to a Coup d’État est un film-essai à plusieurs strates et à la bande-son splendide, où s’entremêlent les preuves de l’activisme des communautés afro-américaines et leur solidarité avec les mouvements d’indépendance panafricains, ainsi que les tensions de la guerre froide et la naissance du mouvement des non-alignés. On y découvre aussi la lutte des anciennes puissances coloniales pour conserver les ressources minières du Congo et enfin l’incroyable instrumentalisation, par la CIA, des plus grandes figures du jazz américain pour mener à leur insu des missions d’espionnage et de contrôle des gouvernements fantoches du continent africain, comme lors du très opportun voyage de Louis Armstrong au moment du coup d’État au Congo.   

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En confrontant d’étonnantes archives inédites, Grimonprez livre une analyse critique du colonialisme en général et de la décolonisation en particulier, en s’attardant sur les dessous des négociations belgo-congolaises de janvier 1960, celles-là mêmes qui devaient aboutir à l’indépendance du Congo, et qui eurent pour corollaire la sécession de la province du Katanga. Ainsi, au moment où le charismatique Lumumba est à la table des négociations pour l’indépendance à Bruxelles, surgit la figure du jeune chef d’état-major Joseph-Désiré Mobutu, qui, sous l’influence de l’ambassadeur de Belgique et de la CIA, fait arrêter et assigner à résidence son Premier ministre. À partir de 1965, Mobutu deviendra le redoutable autocrate d’une longévité étonnante et aux caprices faramineux que l’on connaîtra par la suite. Retour aussi sur Moïse Tshombé, chrétien, fervent anti-communiste et pro-occidental issu des élites congolaises, dirigeant l’État sécessionniste du Katanga et dont les troupes accomplirent le sale boulot consistant à faire disparaître jusqu’au cadavre de Lumumba. Tshombé crée une armée autonome grâce au soutien de tristement célèbres mercenaires des anciens États coloniaux, entre autres la Belgique et la France, qui pourront ainsi continuer à bénéficier de la richesse des minerais katangais. Il faut rappeler, en effet, que Lumumba était non seulement le symbole romantique de l’indépendance des anciennes colonies, mais aussi le Premier ministre d’un des pays plus riches d’Afrique. Le montage d’inserts de notre actualité souligne à quel point le Congo reste une région où se joue encore une guerre commerciale, ayant pour enjeu les métaux rares pour la fabrication, par exemple, de nos téléphones.

Soundtrack to a Coup d'Etat_Johan Grimonprez
Nikita Khrouchtchev (à gauche) et Dwight D. Eisenhower (à droite) (Washington, D.C., 1959) © AP

Les sixties s’ouvrent avec l’arrivée massive de pays nouvellement indépendants à l’ONU, faisant ainsi basculer l’équilibre diplomatique mondial. Le film fait défiler les personnages historiques contemporains de ces événements, du secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld à Nina Simone, en passant par le jeune Fidel Castro accueilli à Harlem par Malcolm X et d’autres leaders de pays du Sud tels Nasser et Sukarno. Et puis au milieu de ce monde auréolé de la nostalgie de tous les possibles, il y a la figure de Nikita Khrouchtchev, le dirigeant soviétique, qui proteste en brandissant sa chaussure lors d’une autre séance de l’Assemblée générale des Nations unies, en octobre 1960. Khrouchtchev, le successeur de Staline qui prône la liberté des pays du tiers monde après avoir écrasé les révoltes en Hongrie. On le découvre à la fois lucide et fou, sorte de bouffon désespéré renvoyant l’Amérique et l’Europe à leur morgue de puissances néocoloniales, avant d’entamer un discours furieusement anticolonialiste.

C’est ce monde en pleine bascule que Johan Grimonprez, par ailleurs connu comme vidéaste, cherche à englober dans une œuvre qui oscille constamment entre documentaire et art contemporain. Rompu à l’exercice de manipulation et de confrontation des sources filmiques, textuelles et musicales, l’artiste belge garde la maîtrise de son objet malgré ou peut-être grâce à l’abondance des archives. Le résultat est un concert de jazz et une leçon accélérée de politique qui nous fait parcourir à une vitesse vertigineuse tout un pan d’histoire contemporaine. Au fond, une des qualités de ce film pantagruélique et sidérant est la possibilité de découvrir, au-delà du choc des images officielles oubliées, des images mineures occultées, aussi émouvantes et nécessaires que celles de la militante Andrée Blouin.

Soundtrack to a Coup d’État montre l’idéalisme révolutionnaire écrasé de façon si prévisible et si cruelle, comme une renaissance de la tragédie sur les ruines du XXe siècle. Le film rappelle les amertumes des lendemains de victoire sous le signe de Fanon, pour qui le Congo des années soixante était devenu le paradigme du passage de la colonie au système néocolonial. Le monde a-t-il tant changé que cela ? Voilà que notre époque pourrait se refléter dans la dimension désespérément actuelle de la chute de Lumumba, le héros qui ne cesse jamais de tomber, car c’est ainsi qu’avance l’Histoire, paraît-il, en se bouchant la mémoire comme on se bouche les oreilles. Telle est la question à résoudre, celle de la répétition d’un drame que nous voudrions éviter collectivement, comme écrivait Césaire, furieux et embrassés, liés en une âpre fraternité.

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