À l’heure où le suprémacisme blanc revient en force aux États-Unis, la lecture de la biographie de Malcolm X, ce « stratège de la dignité noire » (Sadri Khiari), a quelque chose de revigorant. Écrit à la première personne, ce long récit aujourd’hui réédité n’a cependant pas été rédigé de la main de celui qui après son pèlerinage à La Mecque et à la fin de sa courte vie avait pris le nom de El Hajj Mâlik al-Shabbazz. Dans un long épilogue figurant dans l’édition originale, mais dont la présente traduction n’a conservé que des bribes, Alex Haley a raconté les circonstances parfois chaotiques dans lesquelles il a recueilli pendant près de deux ans les souvenirs et les réflexions de Malcolm qui relisait soigneusement chaque chapitre, avant de donner son accord à la publication de l’ensemble. Se sentant menacé de toutes parts, et persuadé que, comme son père, il mourrait prématurément de mort violente, il avait hâte de livrer ce témoignage.
Le père de Malcolm, Earl Little, pasteur baptiste disciple de Marcus Garvey, qui prêchait le retour des Noirs en Afrique pour qu’ils y retrouvent leur indépendance, avait vu quatre de ses six frères mourir de la main des Blancs. Lui-même est abattu par des Blancs et jeté en travers des rails d’un tramway alors que Malcolm n’a que six ans. La famille ne vivait cependant pas dans le Sud, mais dans le Michigan où la Légion noire prêchait la haine raciale. Les Noirs n’avaient pas le droit d’habiter à l’intérieur de la ville de Lansing, capitale de l’État, ni même d’y pénétrer après la tombée de la nuit. Ceux qui réussissaient étaient au mieux garçons de café ou cireurs de chaussures. La seule façon de s’en sortir, c’était la délinquance.
Très vite, la misère et la faim s’installent dans la maison où la mère, née d’un viol commis par un homme blanc, ne parvient pas à subvenir seule aux besoin de ses huit enfants. Il arrivait, raconte-t-il, qu’elle les nourrisse de pissenlits bouillis dans une grande marmite. Les agents de l’État vont retirer les enfants à la garde de leur mère, qui s’effondre et sera internée pendant vingt-six ans dans un hôpital psychiatrique. De cette mère, Malcolm a hérité un teint clair et des cheveux tirant vers le roux, ce qui lui vaudra le surnom de Red. Entre familles d’accueil et maison de correction, il fait l’expérience du racisme au quotidien, alors même qu’il souhaiterait s’« intégrer ». C’est un des meilleurs élèves de son collège, une « sorte de caniche rose ». Mais quand il va au cinéma voir Autant en emporte le vent, et que sur l’écran l’actrice noire Butterfly McQueen joue le personnage d’une servante simple d’esprit, il a envie « de disparaître sous la moquette ». Son professeur d’histoire a l’habitude de raconter des « blagues de nègres ». Son professeur d’anglais, à qui il fait part de son désir de devenir avocat, car un avocat n’a pas à faire la vaisselle comme il le faisait dans des restaurants pour gagner quelques sous, lui conseille d’être réaliste. « Tu es un nègre. Tout le monde admire ton travail en menuiserie. Pourquoi ne pas devenir menuisier ? »

Malcolm décide alors de partir à Boston, vivre chez sa demi-sœur Ella, une femme forte et généreuse. C’est là qu’il découvre le monde du jeu, de la prostitution, de l’alcool et de la drogue, mais aussi celui du jazz. Cireur de chaussures dans les toilettes pour hommes du Roseland, un dancing devenu célèbre, il voit passer sur sa chaise Duke Ellington, Count Basie, Lionel Hampton et d’autres encore, qui viennent faire cirer leurs chaussures avant de jouer. Les grands saints commencent souvent par être de grands pécheurs, comme on l’a appris chez Flaubert avec La légende de saint Julien l’Hospitalier, ou avec L’Élu de Thomas Mann. Malcolm est de ceux-là. Il se fait faire à crédit un zoot suit : un costume composé d’un « pantalon bleu ciel, ample aux genoux resserré aux chevilles et d’une longue veste cintrée ». Il se fait défriser les cheveux, à l’aide d’un mélange d’amidon et de soude caustique. Ainsi accoutré, il peut séduire les femmes blanches qu’il désire. « Dans n’importe quel ghetto noir d’Amérique à l’époque, avoir une maîtresse blanche qui ne soit pas une putain notoire était un symbole de statut social de tout premier ordre. »
De Roxbury, le ghetto noir de Boston, Malcolm va passer à Harlem et devenir un familier de ses bars, de ses clubs, de ses musiciens et de ses trafiquants. La description qu’il en fait est proprement fascinante et donnerait à elle seule tout son intérêt à cette biographie. Harlem est alors le lieu de la relégation, mais également celui de la promiscuité et de la transgression. Chaque soir, des cars de touristes blancs se rendaient dans des établissements, comme le Cotton Club, où jouaient des musiciens noirs mais qui accueillaient exclusivement des Blancs. « Le quartier noir fourmillait de Blancs, de macs, de prostituées, de contrebandiers, d’escrocs en tout genre, d’originaux, de policiers et d’agents fédéraux de lutte contre la contrebande. Les Noirs dansaient comme ils n’avaient jamais dansé auparavant. » Du trafic de drogue et du proxénétisme, Malcolm passe au vol et au braquage.
C’est alors qu’il va se faire piéger. La prison deviendra pour lui le lieu de la rédemption. De Charlestow, la première prison dans laquelle il est incarcéré, il ne garde qu’un souvenir confus tant le sevrage brutal le fait souffrir et le rend agressif, au point que ses compagnons de cellule finissent par l’appeler Satan. Quand il le peut, il se drogue à la noix de muscade volée dans les cuisines. Il s’attire cependant l’affection d’un codétenu, Bimbi, qui lui parle de Thoreau et lui conseille de profiter des cours par correspondance et de la bibliothèque. La colonie pénitentiaire de Norfolk, où il est transféré et qui expérimente un programme de réinsertion des prisonniers, a des airs de paradis : il n’y a pas de barreaux mais un mur, de l’espace pour se déplacer à l’extérieur, chaque détenu y dispose d’une chambre, les toilettes sont munies de chasses d’eau, et surtout il y a une bibliothèque de plusieurs milliers d’ouvrages que Malcolm va dévorer. Des instructeurs viennent de Harvard, de Boston, pour former ceux qui le souhaitent.

Il entend parler d’Elijah Muhammad, le leader du mouvement Nation of Islam, par ses frères et sœurs qui viennent lui rendre visite, et il finit par lui écrire. Il adhère au message selon lequel le peuple noir est « la Nation perdue et retrouvée de l’islam dans la jungle de l’Amérique du Nord ». Elijah Muhammad lui enseigne que l’homme blanc est le diable. Ses lectures lui confirment que « les hommes blancs, dans le monde entier, avaient effectivement agi de façon démoniaque, pillant, violant, blessant et vidant de leur sang les peuples non blancs du monde entier ». À sa sortie de prison, au printemps 1952, il rejoint celui qu’il appelle M. Muhammad, et va devenir son disciple et son collaborateur le plus fidèle et le plus efficace, propageant un islam « créolisé » avec ses temples, ses pasteurs et son puritanisme. Le X, véritable nom de famille africain, qu’il n’a jamais pu connaître, remplace « le nom d’esclave blanc « Little » qu’un démon aux yeux bleus nommé ainsi » avait imposé à ses ancêtres paternels.
Quand Alex Haley fait la connaissance de Malcolm X, celui-ci vient de se faire rejeter violemment par Elijah Muhammad, jaloux de son aura et plein de haine à l’égard de celui qui a découvert ses relations adultères avec ses différentes secrétaires. Malcolm tient cependant à restituer avec fidélité cette partie de sa vie, alors même qu’après son pèlerinage à la Mecque il découvre que l’enseignement de celui qu’il a admiré et servi est « en contradiction avec ce que l’islam enseignait en Orient ». À Djeddah, où il voit des pèlerins affluer du monde entier, sa conception de l’homme blanc se transforme radicalement. « J’ai commencé à comprendre que l’expression « homme blanc » ne désigne une carnation que de manière secondaire ; elle signifie avant tout un état d’esprit et des comportements. » Son combat va se politiser et s’internationaliser, faisant de lui, comme l’a montré Hamid Dabashi (Islamic Liberation Theology. Resisting Empire, Routledge, 2008), un des représentants les plus éminents de la théologie musulmane de la libération.
Cette autobiographie, magistralement mise en phrases par celui qui allait devenir l’auteur du bestseller Racines, vaut pour testament. À peine était-elle achevée que Malcolm X , qui n’avait que trente-neuf ans, était assassiné sous les yeux de sa femme, Betty, enceinte de leur sixième enfant. D’un coup de carabine, comme tant d’autres jeunes hommes issus des ghettos noirs.