Nouveau poison émergeant dans le débat public, l’hexane, solvant utilisé par l’industrie agro-alimentaire, laisse des traces dans les huiles végétales, les viandes et l’air entourant ses usines. Toxique et reprotoxique, ce sous-produit pétrolier serait impliqué dans des pathologies, dont la maladie de Parkinson et la sclérose en plaques.
La liste des poisons industriels ne cesse de s’allonger. Après le DDT (dans les champs), le bisphénol A (dans les biberons), les phtalates (dans les emballages), le perchloroéthylène (dans les pressings), le téflon (dans les poêles) ou encore les nitrites (dans la charcuterie), le dernier à surgir dans le débat public s’appelle hexane. Un nouveau scandale sanitaire mais un vieil ingrédient. Ce sous-produit pétrolier incolore, qui sent l’essence mais s’évapore à température ambiante, est utilisé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’industrie agro-alimentaire pour accélérer la dissolution des substances grasses et donc extraire massivement l’huile des graines et oléagineux comme le tournesol, le colza ou le soja. Sauf que l’hexane persiste sous forme de traces dans les huiles et dans les graines pressées. On en retrouve ainsi dans les tourteaux qu’on donne aux bêtes, et par conséquent dans leur chair. On en trouve aussi dans de multiples aliments, y compris pour bébés, végétariens et véganes : barres protéinées, pains, viennoiseries, pâtes, céréales du petit déjeuner, biscuits, soupes, sauces, œufs et lait, beurre, crème fraiche, crèmes glacées, huile de sésame, huile de lin, arômes alimentaires… Dur d’y échapper. Or, l’hexane est toxique et reprotoxique, même à des concentrations minimes, dénonce Guillaume Coudray dans son nouvel essai.
Journaliste d’investigation, il a été « Monsieur nitrite », un de ceux qui ont révélé la présence dans les produits de charcuterie des nitrites, ces agents conservateurs qui, associés avec le fer héminique de la viande, peuvent devenir cancérigènes. Son livre Cochonnerie. Comment la charcuterie est devenue un poison a paru en 2017 (La Découverte). Une mission d’information parlementaire sur les sels nitrités dans l’industrie alimentaire a démarré le 3 mars 2020. En 2023, un plan d’action du gouvernement français a décidé d’encadrer et de limiter leur utilisation dans la charcuterie fabriquée en France. Jusqu’alors, peu de consommateurs avaient entendu parler de ce composant présent dans leur alimentation. L’hexane connaîtra-t-il le même sort ?

C’est la question posée par cette enquête qui révèle notamment que « l’industrie a le droit de ne pas mentionner l’usage d’hexane sur les étiquettes ». Selon cette dernière, les traces résiduelles dans les produits finis seraient négligeables. C’est ce qui lui a permis d’esquiver jusqu’alors l’information aux consommateurs. « Mais l’inertie réglementaire a atteint un point critique. Depuis quelques années, l’édifice du déni se fissure », se félicite le journaliste qui cite un rapport de 2024 de l’Institut allemand spécialisé en médecine du travail pour les autorités européennes confirmant la neurotoxicité de l’hexane. Il évoque aussi un rapport de l’Agence européenne de sécurité des aliments établissant que la réglementation actuelle ne protège pas la population des résidus d’hexane présents dans les produits alimentaires. La même année, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a classé la substance parmi les neurotoxiques « avérés ». Soit le stade le plus dangereux dans la classification de l’agence.
« Pour l’instant, le sujet hexane n’existe pas », a confié un fabriquant d’huile à Guillaume Coudray. Selon lui, « chez les spécialistes en oléagineux, le problème de l’hexane est perçu comme un problème encore confidentiel… mais susceptible de causer un tort immense à toute la filière ». Même processus que chez les fabricants de plastiques ou de poêles : l’information nuirait à la commercialisation. En outre, si les consommateurs ignorent qu’ils avalent de l’hexane, les ouvriers qui en manipulent et les personnes vivant près de sites d’extraction aussi. Combien d’enquêtes de risques existe-t-il pour les protéger ?
Dans la filière bio, l’utilisation d’hexane est interdite. « C’est la preuve qu’il est possible de s’en passer », cingle Guillaume Coudray. Comme il avait fait le récit de la conservation de la viande, expliquant l’apparition des sels nitrités pour lutter contre la prolifération de bactéries, notamment celles entrainant le botulisme, le journaliste retrace l’histoire de l’extraction des huiles végétales. Palmiers d’Afrique occidentale, olives de Méditerranée, noix du Périgord : le broyage puis le séchage, laissant l’huile remonter à la surface, peut prendre des semaines. Sauf avec des machines à presser et de l’hexane « maître officieux des nouveaux moulins à huile », les appelle-t-il, rappelant que la mécanisation s’est accompagnée d’une utilisation colossale de produits chimiques. Là où les méthodes traditionnelles laissaient jusqu’à 20 % d’huile dans les graines, l’hexane permet ainsi d’extraire la quasi-totalité des lipides. Les graines sont nettoyées, décortiquées, broyées puis les flocons sont baignés dans l’huile jusqu’à libérer leurs dernières gouttes de matières grasses, comme le white spirit le ferait avec un pinceau, explique Guillaume Coudray. En outre, l’hexane est peu cher, il n’extrait que les lipides et permet d’obtenir une huile d’une couleur proche de la plante d’origine. Il présente donc certains avantages.
Mais il pénètre dans les molécules et s’évapore autour des sites de fabrication. Une étude publiée par des chercheurs de l’université d’Helsinki en 1978 a mesuré des atteintes du système oculaire et du cerveau chez des employés du secteur. En 2022, une équipe de chercheurs français et italiens a détecté des résidus d’hexane dans de nombreuses huiles végétales. Pourtant, le produit est classé comme un « auxiliaire technologique », entrainant la présence « non intentionnelle mais technologiquement inévitable de résidus ». Il ne se voit pas, il n’est pas mentionné. C’est un « poison fantôme », résume Guillaume Coudray qui détaille ses effets sur le métabolisme, le système nerveux central, les organes reproducteurs, ses liens avec la maladie de Parkinson et la sclérose en plaques. Froide, documentée, claire, la démonstration est implacable.
L’enquête se répartit en douze chapitres divisés en deux temps : face cachée de l’extraction et histoire d’une catastrophe sanitaire. La partie la plus glaçante est peut-être celle qui démasque la mécanique du scandale sanitaire et met au jour un siècle de négligence. Les premières évaluations toxicologiques de la substance dateraient de 1929. Pourquoi en utilise-t-on toujours autant ? La réponse repose sur le déni des effets d’un produit longtemps considéré comme anodin. « En 1984, écrit Guillaume Coudray, l’ouvrage de référence L’Huilerie moderne, publié à Paris, compare sans rire l’extraction à l’hexane à « la réalisation du café quotidien de beaucoup de Français » »… Le journaliste n’hésite pas à parler de « verrouillage sociotechnique nourri par des mécanismes d’autorenforcement », liés à la modernisation et des opérateurs internationaux mastodontes comme ADM, Cargill, Bunge, Louis Dreyfuss Company et, pour la France, Avril (anciennement Sofiprotéol), « champion de la trituration à l’hexane ».
De 2001 à 2024, la France s’est dotée d’une capacité de trituration sans solvant, assène le journaliste sans vraiment expliquer ce qui a pu pousser certains industriels à vouloir s’en passer finalement puisque les études épidémiologiques manquent, comme la volonté politique. Il y a pourtant bien une prise de conscience dans le secteur. Même si, sans surprise, chez les plus vertueux, le rendement est moindre et le coût plus élevé. Dans sa conclusion, Guillaume Coudray cite ce cri d’alerte d’un neurologue dans Le Monde du 16 juin 2025 : « Les solvants, c’est monstrueux, c’est très mauvais pour tous les lipides, et donc pour le cerveau, qui est une motte de beurre. » À quand un étiquetage spécifique ?