Une vie à soi

Dans ce livre, dont la teneur autobiographique demeure inconnue – d’autant plus qu’il se clôt sur une citation de Louis-René des Forêts qui rappelle l’importance de l’imagination dans la recherche du passé –, Édith Msika, née en 1957, porte un regard quasi clinique sur la jeune fille qu’elle fut, ici désignée à la troisième personne et sous le prénom de Vita, sans doute en raison de sa persévérance dans l’être malgré tous les obstacles.

Édith Msika | Sa vie de personne. Louise Bottu, 274 p., 19 €

Elle propose ainsi un atypique roman d’apprentissage, c’est-à-dire d’oscillation entre les deux sens du mot personne : l’absence éprouvée au plus profond de soi (« Elle : se sent vacante ») et le personnage qu’il lui faudrait jouer pour combler ce vide en devenant une adulte socialement conforme. Or, pour cette adolescente d’après 1968, vivre ne saurait se réduire à exister selon les codes prévus pour une femme : travailleuse, ménagère, future mère de famille et sexuellement normée.

Il lui faut donc s’inventer une vie qui ressemble à « quelque chose d’indescriptible, constitué d’errance dans des paysages innommés », et cette quête intransigeante passe effectivement par une longue errance, à la fois géographique (succession de fugues, d’abord du foyer familial puis de nombreux lieux de vie précaires), sociale (alternance de périodes de désœuvrement et de « petits boulots » dans des conditions difficiles la plupart du temps) et amoureuse-sexuelle, d’un homme à l’autre, voire plusieurs simultanément. Multipliant des expériences pourtant souvent douloureuses, Vita ne consent pas durablement à « maquiller la situation » en rentrant dans les rangs et elle paie cet affranchissement au prix fort, avec la solitude en état de fond, autrui étant même parfois considéré comme un danger, et avec le suicide en issue toujours possible.

Tout part d’une poupée méthodiquement trouée aux articulations avant d’être noyée par une fillette qui voudrait savoir « où c’est, son trou » et s’en va candidement chez le marchand de journaux du coin, espérant trouver la réponse dans des revues interdites à son âge. Avec une blessure à sa main de pianiste douée (elle jouait des pièces de César Franck à sept ans), c’est l’un des rares faits à émerger d’une enfance qui restera dans l’ombre. D’ailleurs, si l’on en croit l’auteure, le désir de liberté absolue de Vita ne proviendrait pas de traumatismes particuliers, « tant elle n’a objectivement aucune raison de se plaindre », mais de l’urgence à créer des trouées dans une vie qui ne serait que de surface. Ensuite sont exposées les étapes qui, de quatorze à vingt ans, constituèrent cette recherche de soi : depuis l’équation « vivre = partir » avec le théâtre comme avenir professionnel longtemps fantasmé, aux usages variés du corps (sportifs puis sexuels – la prostitution étant même brièvement envisagée – et en tant que modèle nu), à une nouvelle équation «  vivre = l’amour = l’argent », le tout accompagné très tôt par l’écriture.

« L’Enfant à la poupée Orangerie », Henri Rousseau (vers 1898) © CC0/WikiCommons

Cette dernière traverse différentes phases (poèmes classiques de l’adolescence, premières publications en revue, roman refusé, « journal banal », etc.) avant de préciser ses enjeux quand, à cause d’une maladie qui immobilise longuement celle qui se voulait sans cesse en mouvement, le corps fait brutalement défaut : « Le corps souffrant existe, réexiste, traduit quelque chose à la place d’autre chose qui ne peut se dire et qu’elle écrit. » Ce transfert de charges vitales incite celle qu’on qualifiait de « sauvageonne » à associer désormais sa vie au « savoir », surtout via la littérature et la philosophie. Au-delà du parcours intellectuel standard des temps qui couraient alors (Debord, Barthes et Lacan), elle s’attache particulièrement à la figure de Nietzsche afin d’aller du sentiment qui la rend vulnérable, morcelée, à la conscience de soi qu’elle conçoit comme protectrice.

Tout au long du livre, l’évolution de la jeune fille est étroitement liée à son époque, dont la naissance de Libération, en 1973, est emblématique de luttes politiques et sociétales qui, à force de se heurter à la rugosité de diverses réalités, menèrent beaucoup de leurs acteurs au désenchantement. À ses dépens, Vita mesure d’ailleurs à plusieurs reprises l’écart entre les intentions autoproclamées révolutionnaires et les faits : « Soixante-huit a fabriqué des morts, des qui ne savent plus vivre, des qui se sont rendus morts, des qui cherchent des substances, n’importe quelles substances, pour survivre à la descente des espoirs éteints. »

En outre, des décalages apparaissent entre les revendications dominantes et ce que ressent l’héroïne ; par exemple, entre l’affirmation d’un certain féminisme et le fait que Vita préférerait un « neutre » pour échapper à la « guerre des sexes » : « Elle invente le pronom ‘el’ pour dire entre il et elle. » De même, son caractère entier supporte mal un militantisme d’extrême gauche où « le groupe pense la même chose, à la fois verticalement et horizontalement », et l’emprise de telles circonstances sur elle conduit Édith Msika à la nommer par l’année de son vingtième anniversaire : « 1977 cherche des pistes. » – que l’écriture et la lecture semblent lui offrir finalement, même si le récit laisse les choses en suspens.

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Cette dimension psycho-historique constitue l’un des intérêts du livre mais il faut également souligner la façon dont l’auteure relate un processus de personnalisation aussi tourmenté sans aucune complaisance envers celle qu’elle fut. Au contraire, elle n’hésite pas à entrer parfois crûment dans les détails et sait souvent faire preuve d’autodérision : « Eux vivent dans le monde normal : Vita dans son monde de mouton retourné chapeau melon. » Par ailleurs, quelques passages (« Ont-ils fait l’amour ? Sûrement ») montrent bien qu’Édith Msika navigue entre vécu et fiction, moins pour remédier à d’éventuels trous de mémoire que pour inscrire sa démarche dans les propos de Louis-René des Forêts cités en guise de conclusion : « l’habituelle distinction entre le faux et l’authentique étant comme effacée ».

Autrement dit, ce mix vécu-fiction permet de s’approcher au mieux de la vérité d’un être par l’invention d’une langue – soit une manière de répondre, des années plus tard, au désir intense de singularité de Vita. Enfin, la composition du livre, aussi méthodique que le transpercement de la poupée, est savamment travaillée par une structure à la fois chronologique et spiralaire. La plupart des faits sont repris sous un autre angle, passant du récit des événements à leur analyse par Vita qui doit impérativement penser ce qu’elle a vécu avant de poursuivre ce qui lui est si cher : « J’arpente, comme j’écris, comme lavie»