La seule histoire qui existe

Salamalecs et Le corbeau qui m’aimait, les nouveaux romans des écrivains tamoul Antonythasan Jesuthasan et soudanais Abdelaziz Baraka Sakin, ont en commun de dire l’exil. Confrontés au même défi de raconter des vies éclatées, tronçonnées en mille morceaux absurdes, ils recourent l’un et l’autre à l’inventivité romanesque, bouleversant la chronologie comme la cohérence du récit.

Antonythasan Jesuthasan | Salamalecs. Trad. du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez. Zulma, 320 p., 22,50 €
Abdelaziz Baraka Sakin | Le corbeau qui m’aimait. Trad. de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin. Zulma, 176 p., 18 €

Salamalecs forme un diptyque avec le précédent livre d’Antonythasan Jesuthasan, La sterne rouge, roman halluciné d’embrigadement et de prison. La trajectoire de la jeune Ala s’y inscrivait dans les dernières temps de la guerre civile sri-lankaise, entre 2004 et 2009. Salamalecs se penche sur ses débuts, les années 1980 et 1990. Mais on y retrouve les mêmes litanies d’arrestations, de suicides et d’assassinats frappant des villageois ordinaires. À la fin de La sterne rouge, l’exil constituait une échappatoire illusoire pour Ala, qui finissait par se retrouver comme une roue de solitude tournant follement au milieu d’un cercle de violences. Salamalecs semble repartir de là : de l’isolement et de la crainte permanente du réfugié.

Le livre a deux couvertures tête-bêche, une verte et une jaune. La présence du code-barre sur la jaune incite à commencer par l’autre, mais l’inverse est possible. Du côté vert, on lit l’histoire de Jebanandan Ilaiyatambi, un « gentleman basané » réfugié en France, qui fait attention à sortir bien habillé pour ne pas se faire arrêter par des policiers le plus souvent travestis en mendiants. Ils l’arrêtent quand même.

Antonythasan Jesuthasan Salamalecs
Antonythasan Jesuthasan © Jean-Luc Bertini

L’énergie du migrant, dépensant des trésors de volonté pour simplement survivre, s’exprime en une langue truculente, aiguë, à l’humour désabusé. Souvent flagrant, le burlesque dérive vers le tragique. L’aliénation de l’exil s’inscrit dans le langage : « Les événements s’étaient fixés à la base de ma langue comme une inflammation perpétuelle », personne ne comprend le français de Jebanandan. « Salamalecs », c’est ce que murmurent les autochtones lorsqu’il essaie de s’adresser à eux dans leur langue. Il est cet homme assigné à son étrangeté, toujours dépourvu de papiers en règle alors même que son fils né en France a eu le temps d’atteindre l’âge adulte et de mourir.

L’autre moyen pour faire ressentir la précarité d’un personnage rebondissant contre les frontières, c’est ce double récit sens dessus-dessous. Cette structure incarne profondément la difficulté de Jebanandan pour avancer, sa vie se mord la queue. Dès le(s) début(s), le récit éclate en chapitres discontinus – à la gare, puis à l’aéroport, dans le quartier tamoul de La Chapelle, à Dijon, en prison, à Bangkok, à Massy, sur les îles de la lagune de Jaffna… La chronologie dérape. On reconstitue l’histoire de Jebanandan fragment par fragment, en combinant le côté vert avec le côté jaune. Ce n’est qu’à la fin de cette partie jaune qu’on comprendra ce qu’il a dû faire pour être admis en France.

Si le héros doit deux fois raconter sa vie – en Thaïlande, puis en France –, ce n’est pas par plaisir mais pour obtenir l’asile politique. Les deux fois (et d’autres), on lui demande des preuves, des attestations impossibles à fournir. Ses récits, si pathétiques qu’ils soient, ne suffisent pas. Ici réside l’enjeu du livre : au-delà de la simple narration des événements, Antonythasan Jesuthasan doit trouver une forme qui fasse ressentir ce qu’a subi son héros au point qu’on lui accorde foi. D’autant que son parcours est proche de celui de l’auteur comme de milliers de Tamouls sri-lankais. Et c’est réussi, on y croit.

Pour être seulement écouté (mais pas entendu), Jebanandan s’ouvre les veines. Dans son récit, les exactions s’enchaînent. De toutes les factions : armée sri-lankaise, Tigres tamouls, Force Indienne de Maintien de la Paix et sa milice alliée, l’Armée nationale tamoule. Mais les événements sont présentés toujours en avance sur la compréhension du narrateur, en une succession d’actes détachés de leurs causes. Des soldats surgissent, un hélicoptère ou un avion arrive : un membre de la famille de Jebanandan meurt, lui-même est enrôlé de force. Avec les vies, l’ordre social est pulvérisé. Les soldats venus maintenir la paix tuent et violent autant que les protagonistes de la guerre civile. La religion hindouiste irrigue profondément le récit, puisque la famille du héros appartient à une caste d’astrologues, mais la guerre, détruisant la possibilité d’exercer correctement ce métier, conduit à une perte de sens supplémentaire et à des humiliations. Expulsée de son village, la famille du héros perd ses papiers, donc son identité, ce qui poursuivra Jebanandan pendant des années.

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La honte est un thème essentiel de l’histoire, honte de devoir subir, honte de ce qu’il faut faire pour réussir à émigrer : « Les réfugiés en escale ici n’ont qu’une chose en tête : parvenir à la destination voulue. Pour atteindre ce but, ils veulent bien renoncer à tout : leur corps, leur identité, la vérité, leur dignité, leur honneur et pourquoi pas leur vie ». En France, la vulnérabilité dans laquelle la guerre a plongé la vie de Jebanandan subsiste. L’emploi précaire – distribuer des prospectus – et les solidarités au sein de la communauté tamoule s’effondrent sous les premiers coups du sort. Les traumatismes subis pèsent sur la famille fondée avec Umaiyal, réfugiée comme lui. En équilibre instable entre culture tamoule et résidence française, à l’image des deux moitiés du livre, Jebanandan est sans cesse replongé dans « l’éternelle histoire » du déracinement et du malheur. Il ne lui reste que la langue, les langues qui, en français – ironiquement – et en tamoul – sérieusement –, clôturant sous forme de vers chaque partie, se font face au cœur du livre, inversées, décalées. Étrangères.

En couleurs tranchées, rouge du sang et des humiliations, jaune des attestations provisoires, vert de la jungle et des saris de cérémonie, noir des deuils, des orteils gelés dans les forêts d’Europe centrale, Salamalecs danse sur le fil des récits pour dire l’exil et la guerre. À l’instar du Nigérian Chigozie Obioma avec La prière des oiseaux et La route qui mène au pays, Antonythasan Jesuthasan compense la tristesse de ce qui est raconté par la joie de l’inventivité narrative. Dans ce roman éblouissant, les mots s’imposent au désespoir.

Antonythasan Jesuthasan Salamalecs Le corbeau qui m'aimait, Abdelaziz Baraka Sakin
Abdelaziz Baraka Sakin © Jean-Luc Bertini

Adoptant le ton en apparence plus léger du conte, Abdelaziz Baraka Sakin joue de couleurs moins tranchées, d’émotions moins brutes. Bien que ses personnages principaux soient soudanais, il n’évoque pas la guerre – il l’avait fait dans Le messie du Darfour (2012). Mais au fond il raconte la même histoire que Jesuthasan, « la seule qui existe », la ballade brisée de l’étranger à qui on ne laisse aucune place, celle du démuni privé de tout.

Nouri se fait le narrateur de la vie de son ami Adam Ingiliz. Tous deux ont traversé les Balkans par « la Route des Fourmis », portés par le rêve d’Adam de gagner l’Angleterre et d’y devenir professeur de linguistique. Parvenus à Calais, ils se heurtent à la peur d’Adam de risquer sa vie entre les roues d’un camion, sur un canot, voire dans les airs, puisque, en un épisode tragicomique, Adam et un autre migrant, Ibrahim al-Nil, tentent de rejoindre l’Angleterre en ballon.

Ces péripéties ne sont pas racontées dans l’ordre. Le roman commence lorsque Nouri retrouve Adam faisant la manche devant la gare de Graz. Comme il l’avait laissé à Calais, c’est donc un retour en arrière, là où s’achevait la Route des Fourmis. D’ailleurs, Adam, visiblement accro au crack, veut rentrer au Soudan en la reprenant à l’envers, alors qu’en se signalant aux autorités il pourrait être rapatrié en avion.

Le livre devient alors une enquête pour comprendre comment ce personnage fin, cultivé, curieux et drôle, « s’est fait manger », a perdu la raison. Investigation brinquebalante, picaresque, menée par Nouri qui apparaît au fil du récit comme peu reluisant. Adam lui-même le trouvait « trop pessimiste, frustré, sans ambition – « un mec banal » » ; sa mère le voit comme « un gars inutile » qui « gaspill[e] [s]on fric en nanas et en boissons ». Selon un vendeur ambulant, « Il était ennuyeux, […] un peu trop flatteur ». Puis le dispositif narratif bifurque en différentes versions de l’épisode du ballon. Plusieurs personnages s’emparent de la parole, comme en des témoignages. Que faire de ce récit d’un narrateur peu fiable, absent la plupart du temps, puisqu’il a renoncé à attendre dans la jungle de Calais et y a quitté son ami avant la tentative en ballon ?

L’histoire d’Adam tremble, peine à se dérouler autour d’un héros fragile, contradictoire, près de s’effacer et qui va finir par le faire. La force de romancier d’Abdelaziz Baraka Sakin est d’adapter son récit à ses personnages marginaux, menacés malgré leur énergie et leur humour. Il le concentre sur ce qui reste sûr : l’amitié entre les deux hommes, née de l’enfance ; la honte et la culpabilité de Nouri d’avoir abandonné Adam, alors que celui-ci l’avait porté sur la Route des Fourmis. La honte du migrant, le plus souvent très solidaire, que la nécessité rend parfois incapable de gentillesse ou de générosité – honte qu’on retrouve dans Salamalecs. L’amitié pousse Nouri à rechercher son ami, puis à revenir sur sa personnalité pour le comprendre, en un portrait chaleureux, une sorte de tombeau foutraque, tel celui dressé par Bohumil Hrabal à son ami Vladimir Boudnik dans Tendre barbare (1973). Adam a aussi une forte capacité à éveiller des sentiments chez les autres : l’affection des habitants de la Jungle, l’amour de Zahra, voisine de tente mal mariée. On pense un moment que le roman va emprunter le chemin rabelaisien des Jango (2009), mais le monde des migrants n’est pas assez fermement ancré.

Peut-être les hésitations du protagoniste à franchir la Manche sont-elles liées à une peur secrète de se perdre par l’exil. Les images de disparition, dans l’eau, dans l’air, dans la ville, à travers une fenêtre, se succèdent. Hors de ce lieu provisoire qu’est la Jungle, Adam n’arrive pas à vivre, il s’éloigne de son histoire avec Zahra, à qui il écrit pourtant une lettre de cent pages, qu’il finit par brûler.

Le corbeau qui m’aimait est souvent burlesque mais aussi paradoxalement presque plus triste que Le messie du Darfour et La princesse de Zanzibar (2020), où la fatalité de l’Histoire, guerre ou esclavage, broyait les personnages. Ici, ils le sont aussi, mais plus lentement, insidieusement. L’absurde caractérisant l’existence des migrants est institué, organisé. Ainsi, la police passe « tous les deux jours pour tout démanteler et nous insulter », simplement pour détruire les tentes. Et à la gare de Graz, là où se tenait Adam pour mendier, « personne ne remarque son absence, comme si finalement personne n’avait prêté attention à sa présence auparavant. Les passants et les voyageurs passent devant lui, à travers lui, comme ils l’ont toujours fait, doucement ou à la hâte ». Abdelaziz Baraka Sakin raconte avec beaucoup de subtilité la lente déshumanisation qui finit par avoir raison d’Adam « Ingiliz » qui rêvait d’Angleterre, semblable aux corbeaux « révoltés et sages » et qui aimait le poème de Poe. Celui qui a pris la Route des Fourmis dans le sens que personne ne suit, comme le signe d’une vie déboussolée.

La « seule histoire au monde », que réinterprètent Salamalecs et Le corbeau qui m’aimait, a pour héros les damnés de la Terre, battus par la violence et l’arbitraire de la guerre, puis de l’émigration. Dans une prose incendiaire pour Antonythasan Jesuthasan, aérienne chez Abdelaziz Baraka Sakin, elle est racontée en deux grands romans comme moyen d’éviter l’effacement de leurs protagonistes, migrants comme tant d’autres.


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