Wendy Delorme signe Le parlement de l’eau, un roman délibérément et littéralement « fleuve », qui fait parler l’eau sous toutes ses formes pour faire réfléchir les lecteurs et les lectrices aux usages de celle-ci. Je ne suis pas une libellule est un opuscule qui interroge les nouvelles législations et les nouvelles pratiques : comment protéger le vivant tout en cohabitant avec lui ? Quelle place pour le naturaliste entre le grand public, les agriculteurs, les constructeurs ? Il prolonge ainsi utilement les questions soulevées par Le parlement de l’eau – qui fait d’ailleurs une place de choix à un certain Étang aux libellules.
Le parlement de l’eau est une vaste entreprise, trop vaste peut-être : donner la parole à l’élément aquatique (d’une façon inévitablement anthropomorphique, mieux assumée que dans Le chant de la rivière) et faire jouer ses réseaux et méandres pour brosser un tableau de l’évolution de cet élément vital à l’ère de l’Anthropocène. Le choix d’une session parlementaire ouvre la voie à des jeux de mots sur le flot de la parole et la pluralité des voix, permet à la fois de rappeler le fonctionnement du cycle de l’eau et de varier le ton. Comme métaphore de l’un et du multiple, cela fonctionne bien.
L’ancrage géographique dans le bassin rhodanien, de la région lyonnaise jusqu’à Sète, permet à l’autrice d’étayer sa thèse (la nécessité de repenser le rapport à l’eau et les aménagements du territoire qui y sont liés) avec des éléments concrets, précis et vérifiables, mais aussi de rappeler que l’avenir de l’eau concerne les régions tempérées comme l’Europe et pas seulement les zones polaires ou équatoriales, un postulat déjà largement défendu par des auteurs tels que Robert Macfarlane (Is A River Alive?, 2025). Comment faire un roman à partir de données potentiellement assez « arides » ? Wendy Delorme fait le choix d’une narration où l’Esprit (la personne qui écrit et met en scène Torrent, Mer, Rhône et les autres) déverse aussi ses états d’âme. Faire part de ses doutes, décrire des phases de découragement suivies de phases d’emballement, cela s’entend. Jouer sur différents registres – la fable, la chronique, l’enquête, le flashback, le récit d’anticipation –, aussi. Mais le fil biographique devient parfois envahissant, comme si l’Esprit se laissait déborder par ses propres sensations.

Les prises de position de Wendy Delorme sont claires (engagement politique contre l’extrême droite) et ce livre s’inscrit dans un contexte qui pose les mêmes questions qu’elle ; la narratrice elle-même passe en revue (parfois sous la forme radiophonique, dans l’émission fictive « La vasque et l’écume ») de nombreux ouvrages récents liés à l’élément aquatique et les revendique comme sources d’inspiration. Pourquoi ajouter sa goutte d’eau à l’océan de publications sur le même thème ? Pour allier le poétique et le politique, à grand renfort de diatribes contre les méga-bassines et la répression des militants écologistes. Mais, à force de dire que la résistance, comme l’eau, est partout même si on ne la voit pas, le propos est dilué : le combat pour l’accès à l’eau et pour un aménagement du territoire plus respectueux du monde aquatique est déjà complexe, ajouter la défense des femmes, des migrants, des LGBTQ+ et des neurodivergents, combats tout aussi valables, entrave la fluidité du récit – à dessein peut-être, puisque l’humain ne peut s’empêcher d’entraver les cours d’eau. Notons au passage le terme de « corps d’eau », inspiré de l’anglais « body of water » (car les eaux ne « courent » pas toutes), qui pourrait bien faire son chemin et devenir d’usage courant.
Gwenaël David s’interroge lui aussi : spécialiste des odonates, c’est-à-dire des libellules, il les a observées dans plusieurs endroits du monde. Il a vu des secteurs protégés, des friches, des sites où la protection de l’environnement freine les constructions. Les secteurs protégés ont-ils un sens s’ils sont des réserves coupées du monde ? Le doute est perceptible : la focalisation sur la protection de certaines espèces n’empêche-t-elle pas de voir les choses en écosystèmes ? L’écologie est-elle une pratique vertueuse ou devient-elle une valeur qui se marchande ? « La propriété privée exclusive se justifie aussi désormais comme havre vert et solution, voire résistance, à la déprise des communs. […] À l’horizon l’intérêt des propriétaires pour le bien de la diversité. Pour notre bien à tous. Le ruissellement mais parfois sans le ruisseau. »
La question de savoir à qui appartient cette terre, cette eau, est au cœur du livre. Le naturaliste a fréquenté des zones urbaines, rurales, péri-urbaines, dans le Rhône, le Jura, la Côte-d’Or. Les individus et structures censées défendre l’environnement ne semblent voir qu’une partie de l’ensemble et défendent jusqu’à l’absurde ce qui finit par s’apparenter à un pré carré. Il perçoit ce qu’il y a de bon dans celui qu’on dépeint souvent comme l’ennemi (l’agriculteur, le chasseur) et ce qu’il y a de superficiel ou d’obscur dans tel activiste ou tel groupe. Je ne suis pas une libellule est donc le complément idéal au livre de Wendy Delorme, qui tente lui aussi de dépasser le clivage entre une eau « sauvage » et une eau « domestiquée » (voir le passage ou Piscine du Rhône intervient pour rappeler que tout le monde est dans la même galère). Le scénario où protection de l’environnement et aménagement humain débouchent sur une aporie apparaît aussi dans Le parlement de l’eau : un barrage de castor met en péril une digue et cause des inondations, mais l’espèce est protégée, si bien que l’entretien de la digue, autant que la construction du barrage, devient une tâche sans cesse à recommencer.
On en revient immanquablement à la question du territoire : « Le rural provincial est désormais rappelé territoire par l’État. Les territoires, puisqu’il y a la diversité. Il y eut les Territoires d’Afrique occidentale française, les Territoires d’outre-mer, toutes terres colonisées comme existent ailleurs les Territoires occupés. Cette reprise sémantique est d’une transparence admirable si ramenée à sa teneur géopolitique. […] Grandi en Afrique post-coloniale, ayant vécu en Martinique, à Nantes et à Bordeaux, je reconnais la grammaire ici à l’œuvre ». On aurait tort de sous-estimer la finesse du langage de Gwenaël David, attentif aux mots, ceux des autres comme les siens. Que faire alors ? Continuer malgré le doute, la désillusion, ressentir aussi d’immenses joies au contact du « vivant », si galvaudé soit-il. La libellule, perçue comme fragile, diaphane voire romantique (au motif que les formes combinées du mâle et de la femelle au moment de l’accouplement dessinent un cœur) alors que c’est un prédateur redoutable et un partenaire sexuel parfois brutal, perçue comme aérienne alors qu’elle passe la moitié de sa vie sous l’eau avant le passage à l’âge adulte, à la fois insecte éphémère et espèce existant depuis la Préhistoire, est le parfait symbole de cette approche qui refuse la projection de l’humain sur les autres habitants de la Terre.
On pense parfois, et pas seulement pour le titre, à La libellule (Panégyrique de la liberté) d’Amelia Rosselli. Citons la postface de la traductrice, Marie Fabre, dans la traduction parue aux éditions Ypsilon en 2014 : « Rosselli nous rappelle ainsi à la leçon des modernistes : il n’y a qu’une seule expérimentation qui vaille, au cœur du langage, et c’est bien celle qui « expérimente avec la vie ». »