Un couple de jeunes Algérois, Adel et Wafa, croise en d’étranges circonstances le chemin de Slim, Algérois lui aussi, quarantenaire et ancien professeur de philosophie. Très vite, un lien intense se noue entre les trois personnages que nous suivons dans les années 2010. Deuxième roman de Hajar Bali, Partout le même ciel confirme la justesse et la grande acuité d’une autrice algérienne qui parvient à dresser le portrait de personnages complexes et émouvants évoluant dans une société qui l’est tout autant.
Au début du récit, Wafa n’a pas encore quitté le lycée, elle vit avec ses parents et son petit frère. Quant à Adel, à peine plus âgé qu’elle, il gagne sa vie grâce à des petits boulots et vit avec son petit frère et son père avec qui il entretient des rapports tendus. Wafa et lui se sentent étouffés dans leur ville, « constamment en lutte silencieuse contre quelque chose qui nous empêche ». La pression de la famille et de la société n’est pourtant pas si grande, à peine perceptible dans quelques regards de jugement qu’ils croisent dans les rues, ou dans l’inquiétude de la mère de Wafa. En réalité, leur propre crainte de se conformer aux schémas classiques et de se plier aux traditions les tourmente bien plus. L’appartement de Slim devient un refuge pour le couple, lieu de découvertes littéraires et cinématographiques mais aussi de longs débats. Leur présence constitue une raison d’être pour Slim qui les rencontre alors qu’il est en pleine effervescence intellectuelle et religieuse. Vivant avec sa mère âgée, il passe ses journées à lire et à remplir des carnets entiers d’observations pseudo mystiques et de réflexions relativement nouvelles. Il a d’abord voulu jouer le rôle de mentor, guidant le couple dans leurs lectures – particulièrement Wafa qui a pris gout grâce à lui à la philosophie. Il se rêvait en sauveur, mais au fur et à mesure il apparait aussi perdu qu’eux. Leur relation gagne en égalité et en ambiguïté.
Le rythme s’accélère avec le temps qui passe. Pressés de se libérer, sûrs de la force de leur lien, Wafa et Adel renoncent à certains de leurs idéaux, non sans déchirement. Avec ces renoncements, fréquenter Slim devient une forme de résistance, une singularité précieuse, qu’ils cultivent. La dynamique du trio, transcendant l’amour amoureux, est intéressante à suivre. L’équilibre entre eux est souvent menacé, mais ne se rompt jamais tout à fait. Les voix intérieures des personnages qui se relaient à la narration, éclairent les contradictions, la clairvoyance ou l’aveuglement de ces êtres « parfois simples, parfois compliqués ». Les mêmes situations sont revues, relues, à partir de la perspective de chacun, à la manière des Vagues de Virginia Woolf, livre cité en exergue du roman.

Chacune de ces voix révèle une personnalité distincte qui se débat pour tenter de rester à la surface alors que tout tangue dans leur vie. Au niveau du pays aussi, ça remue, exactement à la même cadence. De manière à peine perceptible d’abord, jusqu’à l’éclosion ou l’explosion. Le Hirak rattrape les personnages alors qu’ils arrivent au bout d’un cycle. Comme s’il couvait en chacun d’eux, le mouvement populaire change la donne, au moins pour un temps. Slim, qui se présentait comme « militant sans militer, vaguement inquiet mais surtout indifférent aux changements qui s’opéraient dans la société », trouve un nouvel élan dans la lutte, alors que Wafa et Adel mettent entre parenthèses leurs projets de vie pour mesurer l’ampleur de la transformation.
Au fond, le livre interroge la notion de mouvement. Qu’est-ce qui pousse à agir, à réagir ? Dans son cahier, Slim écrit : « Ne dit-on pas qu’une révolution est un mouvement circulaire? Ainsi, faire une révolution, c’est faire un tour complet du cercle, pour revenir au point initial. […] On va dire : une boule. Elle roule le long d’un couloir circulaire, dans le sens des aiguilles d’une montre. […] Si cette boule ne subit aucune poussée, elle se contentera d’émettre un mouvement de balancier de faible amplitude : de la base vers les côtés, gauche et/ou droite. Elle pourrait même s’immobiliser tout en bas de l’arc, mais cela est rare, car ça supposerait qu’elle ne subit aucune influence extérieure. […] Plus forte s’exercera une poussée sur la boule, plus haut elle montera. Poussée de rages, de consciences, de désirs ». Prenant le temps d’imaginer les traits et les trajectoires de trois d’entre les millions de marcheurs de 2019, Hajar Bali décrit avec subtilité le glissement, le va-et-vient ou la rencontre entre les révoltes personnelles et le soulèvement collectif. Elle met ainsi en lumière les deux mouvements, qui, sans être aussi spectaculaires, recouvrent une même intensité qui bouleverse.
Mathématicienne de formation, l’autrice a publié un recueil de théâtre, Rêve et vol d’oiseau (Barzakh, 2009) et un recueil de nouvelles, Trop tard (Barzakh, 2014), avant d’écrire son premier roman. Écorces (Belfond, 2020) était une saga familiale où déjà l’on pouvait entendre une pluralité de voix et observer des personnalités complexes se mouvoir et être souvent empêchées dans un pays où l’histoire et l’actualité ne leur laissaient pas beaucoup de répit. Partout le même ciel vient compléter le tableau pour couvrir la fin de la décennie 2010 et le dernier grand chamboulement de la société algérienne qu’a représenté le Hirak.
Sans sensationnalisme, évitant les écueils (raccourcis, idées reçues, manichéisme) qui menacent toujours les écrivains quand ils racontent des territoires étrangers, Hajar Bali fait avec ce nouveau roman une proposition très convaincante pour cette rentrée. Restons bien attentifs à ses explorations futures.