Une sieste d’enfant !

Gabriel Gauthier raconte comment enfant il n’était bon en rien, mais un jour, en classe verte, il s’est découvert le meilleur en « course d’orientation ». C’est donc qu’il savait reconnaître les points cardinaux et différencier l’Ouest de l’Est. Pourtant, il nous convie à une petite course de désorientation.


Il y a dans l’enfance tant d’occupations dans lesquelles je ne suis jamais devenu bon, et malgré la panoplie d’activités auxquelles ma mère voulait bien m’inscrire à chaque rentrée scolaire, je ne sais plus jouer de la guitare, je ne connais pas d’autres nages que la brasse, je suis incapable de me défendre, quand Simon Tabu est une fois de plus monté dans ma chambre d’internat pour retourner mon lit et que je préparais depuis le week-end précédent le mawashi-geri que j’étais enfin prêt à lui étaler dans la mâchoire, il a simplement entouré ma cheville de sa grosse main moite et je me suis écroulé par terre. Au centre aéré, j’ai appris à coudre – un coussin rouge et blanc mal rembourré que j’ai gardé longtemps et sur lequel personne ne s’est jamais assis – mais depuis j’ai tout oublié, et, faut-il le dire, mon club de foot perdait 13-0 chaque dimanche, mais sa devise continuait d’être « Gagner, boire et chanter ». Lorsque le président a fini par accepter de regonfler mon ballon parce que je lui avais dit un soir, après l’entrainement, que mon père était mort, je me suis senti un instant privilégié.

Et pourtant à douze ans, en classe verte, j’ai vécu un bref moment de succès sportif : je suis devenu le meilleur à la course d’orientation. Nous étions partis trois jours avec ma classe sur une base nautique tout près de Rouen, bien que, où qu’ils soient, ces endroits semblent toujours coupés du monde. Dans mon souvenir, un lac, mais c’est probablement un coude de la Seine, marque la fin de la base, et des bois peu profonds la délimitent, tandis qu’une route de sable et de poussière conduit au bâtiment principal où se tiennent les repas. Nous étions répartis par groupes de trois ou quatre dans des bungalows blancs émiettés sur l’herbe. La nuit, je croyais être sous un dôme, sous la calotte d’un grand prêtre qu’il viendrait de poser sur sa tête, et je priais Marie d’arriver à parler à Flore Mistral Bernard. Quelles sensations me reste-t-il dans le ventre, à part la satiété des fins de déjeuner, l’excitation de début d’après-midi, juste avant « le programme », les changements de tenues selon la météo, nos petits sacs remplis d’affaires ? Victor avait ramené un string et l’avait essayé devant nous le premier soir. Il se dandinait comme un ourson maladroit en nous présentant ses fesses rondes. Monsieur Deslambres, le prof de sport, était rentré juste avant le « spectacle », c’est le mot qu’il avait employé, « Victor tu peux arrêter ton spectacle et retourner dormir, demain, un gros programme nous attend ». C’est ce que j’ai remarqué dans les romans d’aventures. Les personnages passent, comme tous les enfants, leur temps à se rhabiller, à manger et dormir. C’est juste que les conditions sont plus extrêmes.

Dossier Ouest - Gabriel Gauthier enfant sieste
Je me couds mon petit chapeau © Alma Feldhandler

Il fallait trouver toutes les balises orange. Je courais comme un dératé sans toucher à ma carte ni à ma boussole. Je comptais sur le fait d’avoir d’assez bons yeux pour les voir en premier. Les taches orangées. Mais à un moment, m’étant avancé dans les bois sans réfléchir, je n’ai plus eu aucune idée d’où j’étais. Je me suis arrêté un temps, et c’est là que je me rappelle produire ce geste pour la première fois, geste que j’ai gardé ensuite et qui s’est transformé en attitude pour bien des circonstances : j’ai plié les bras en gardant les coudes écartés et croisé mes doigts au-dessus de la tête comme pour m’aider à réfléchir, reprendre mes esprits, non la nuit ne tomberait pas, et le bois n’était pas si grand, et si je reviens, j’ai gagné, et c’est cette même posture que je prends quand je me détache d’une conversation et que, l’écoutant distraitement, je m’enfonce lentement en moi-même. Dernièrement, je me suis rendu compte que je m’arrangeais un genre de petit chapeau, une voute, un bol retourné, qui me protège quand je suis perdu. C’est souvent le cas des personnages de Stevenson. Ils sont perdus. Ils veulent avoir quelque chose sur la tête. Ils marchent et se cherchent un abri, et c’est ainsi que je les imagine : comme moi, les bras repliés, le regard égaré sur le paysage alentour. Bien sûr, en tendant l’oreille, j’ai fini par sortir du bois en suivant les exclamations des autres, je suis arrivé au centre et le soir, devant le lac, en réalité la Seine, j’ai réussi à parler à Flore Mistral Bernard, je lui ai parlé de mon père. « Oh je ne savais pas ! », et quand elle a passé son bras sur mes épaules, à nouveau je me suis senti privilégié.

Tout ça pour dire qu’il y a quelques jours, je me suis endormi au milieu de Kidnapped ! Je réfléchissais aux maisons où je n’avais pas habité et je me demandais pourquoi ces livres que j’avais lus tard, qu’Adèle appelle mes contes manquants, étaient devenus si importants. Kidnap, quel drôle de verbe. Kid Nap. Une sieste d’enfant ! C’est bien ça. La destinée des livres est de nous mettre au lit. Leurs lignes se diluent dans la solution du vécu. David Balfour est captif… David Balfour fait naufrage… David est poussé par les vagues sur un îlot rocheux… Il tente de faire le tour… Il espère trouver un refuge… Il prie pour que le soleil apparaisse et sèche ses vêtements… Il parvient au niveau d’une sorte de crique ou d’un bras de mer qui s’enfonce dans la terre… Il ne peut pas la traverser… Il ne sait pas nager… Il monte sur un promontoire… Il cherche un point de passage… Soudain il réalise qu’il n’est pas sur l’île sur laquelle il croyait être… Il est sur une île plus petite, juste à côté d’elle… C’est donc le rivage de l’autre île qu’il apercevait quand il le prenait pour l’autre bout de la crique… Quelles conclusions tirer de tout cela ? Aucune idée, je dors… Nous croyons être sur une île : en fait nous sommes sur une autre… Je porte mes deux mains au-dessus de ma tête et me couds mon petit chapeau pour les jours où je ne sais plus qui je suis. 


Dernier ouvrage paru : La vallée du test, Corti, 2025.

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