Quand vient le vent d’Ouest

L’« Ode au vent d’ouest », de Percy Bysshe Shelley, est l’un des grands textes du romantisme anglais. Souvent traduite, elle ne craint pas de repasser par le truchement de la langue française, donnant ainsi à entendre et réentendre un souffle ambivalent en provenance de l’Ouest.

Nous sommes en 1819, à cette heure du jour, ou faut-il dire du soir, où le soleil est à son couchant. Depuis le nord-ouest de l’Italie où l’expatrié réside depuis quelque temps, Shelley guette l’arrivée des vents dominants (westerlies, en anglais), soufflant d’ouest en est, donc, et marquant l’approche inexorable de l’hiver. Doublement à l’ouest, car, loin de son Nord natal, le poète tente de se représenter, mais en vain, un devenir humain qui échapperait au cycle des changements naturels. Il l’imagine dans un poème d’une rare fluidité (voir les nombreux enjambements) et d’une non moins étonnante capacité à mobiliser métaphores et autres comparaisons. La plasticité des images, de pair avec le mélange des formes poétiques, qui voit la terza rima de Dante cohabiter avec le sonnet shakespearien au sein de l’ode horatienne, exprime l’aspiration romantique – on pense au fameux « Levez-vous vite, orages désirés… » popularisé par Chateaubriand – autant que l’esprit de métamorphose. Mais que le vent soit la « métaphore romantique par excellence » (M. H. Abrams) paraît ici presque secondaire au regard du tropisme qui fait que Shelley attend de l’ouest du « Nouveau ».

En l’occurrence, le renversement d’un ordre politique réactionnaire, l’Ancien Régime remis en selle par le congrès de Vienne. La révolution française, pour les poètes romantiques anglais de la seconde génération, doit cesser d’être un espoir brisé, une utopie morte sur laquelle on se retourne, pour devenir un mythe incitant à aller de l’avant. Et pour cela, l’Ouest, théâtre entre autres de la révolution américaine, tient lieu de boussole. Sans le nommer, Shelley fait du désir de « Ce qui nous soulève » (George Didi-Huberman) le véritable moteur de l’Histoire. Avant lui, Blake le sans-culotte avait déjà pointé la prééminence de l’Amérique (America a Prophecy, 1793). Lord Byron, lui, fit mine de mettre le cap plein ouest, projetant de s’embarquer pour la Bolivie de Bolivar, avant de se raviser. Philhellène, il paiera plutôt de sa vie la défense d’une Grèce située dans l’Orient compliqué, mais promue patrie des valeurs fondatrices de l’Occident. Dédiée à l’énergie cinétique autant que « pneumatique » des contre-alizés, l’Ode consacre, à grand renfort d’allitérations en w,  l’ouest comme foyer d’ambivalences majeures. En anglais, to go west, c’est mourir, mais pour Shelley (comme pour William Wordsworth) la destruction s’affiche « Prélude » à la vie nouvelle. À la fin des fins, érigé en point d’origination d’une cardinale puissance de remuement, au ciel comme sur terre, l’ouest et ses précipitations sauve : « L’hiver a beau venir, le printemps ne le suit-il pas de près ? »  

Ode au vent d’ouest

« Ce poème fut conçu et pour l’essentiel rédigé dans un bois longeant l’Arno, près de Florence, un jour que ce vent tempétueux, à la température à la fois douce et vivifiante, cornaquait les vapeurs accompagnant les torrentielles pluies d’automne. Cela débuta au coucher du soleil, comme je l’avais anticipé, par un violent abat de pluie et de grêle, au gré du tonnerre et des éclairs si caractéristiques de cette région cisalpine de l’Italie.

Le phénomène auquel il est fait allusion la fin de la troisième strophe est bien connu des naturalistes. La végétation du fond des mers, rivières ou lacs entre en sympathie avec celle de la terre lors de chaque changement de saison, et se voit par conséquent influencée par les vents qui l’annoncent. »

L’« Ode au vent d’ouest », de P. B. Shelley,
« Le vent de l’Ouest », Tom Thomson (1917) © CC0/WikiCommons

I

Ô sauvage vent d’ouest, souffle d’automne,

Toi, dont la présence invisible fait fuir les feuilles sans vie

Comme fuient les fantômes à la vue du magicien,

Jaunes et noires, pâles ou d’un rouge fiévreux,

Multitudes dévastées par la peste ! Ô toi

Qui charroies jusqu’à leur couche obscurément hivernale

Les graines ailées qui gisent dans le froid,

Chacune comme un cadavre dans sa tombe, attendant

Que ta sœur azurée, au printemps prochain, joue

Du clairon à la terre endormie, menant

Les tendres bourgeons paître l’air comme un troupeau,

Et faisant qu’à la ronde couleurs et parfums revivent. 

Esprit sauvage, qui partout te démènes ;  

Qui détruis et préserves, entends-moi, Ô entends !

II

Toi dont le flux, là-haut dans le fracas des cieux,

Disloque les nuages arrachés, comme le sont les feuilles sur terre,

Aux rameaux où s’entremêlent Ciel et Océan,

Messagers de la pluie et de l’éclair ; ici-même,

À la surface bleutée de ta houle aérienne,

Telle la chevelure éclatante dressée sur la tête

D’une féroce Ménade, depuis le bord gris

De l’horizon jusqu’au ciel à son zénith,

Se déploient les nuées annonçant la tempête. Glas

De l’année à l’agonie, sur laquelle la nuit qui tombe

Fait comme le dôme d’un vaste sépulcre

Que surplombe ta puissance à son comble : 

Un attroupement de vapeurs, une atmosphère dense

D’où surgiront pluie noire, feu et grêle ; Ô entends-moi !

III

Toi qui sus tirer de ses rêves d’été

L’azur méditerranéen, alors qu’il sommeillait

Bercé par les volutes de courants cristallins,

Près d’une île en lave de la baie de Naples,

Et perças le sommeil des palais et tours antiques

Tremblant dans l’éclat plus clair de la vague

Et débordant de mousses et de fleurs azurées

Si douces qu’on défaille à les évoquer ! Toi

À qui le lisse Atlantique fraye un chemin,

Creusant des gouffres au fond desquels

Floraisons marines et bois ruisselants

S’ornent du feuillage sans sève de l’Océan. Ils connaissent

Le son de ta voix et, soudain, la peur les fait grisonner,

Trembler et se dénuder entièrement. Ô, entends-moi !

IV

Si j’étais feuille morte que tu emporterais,

Nuage assez vif pour voler à tes côtés,

Ou vague pâmée sous toi et partageant

La force de ton élan, tout juste moins libre

Que toi, Ô l’Incontrôlable ! Si au moins

J’étais jeune encore et que je pouvais

T’accompagner en tes errances célestes,

Comme au temps où aller plus vite que ta course céleste

Semblait à peine une chimère ; jamais je n’aurais lutté

Avec toi, jamais prié du fond de ma détresse :  

Oh ! Soulève-moi comme une vague, une feuille, un nuage !  

Mais je retombe sur la vie et ses épines, je saigne !

Le lourd fardeau des heures a enchaîné et brisé quelqu’un

De trop semblable à toi : fougueux, vif et fier.

V

Fais de moi ta lyre, comme l’est la forêt,

Et qu’importe si tombent mes feuilles à l’instar des siennes !

Le tumulte de tes harmoniques puissants

Tirera des deux une tonalité grave et automnale,

Douce et pourtant triste. Esprit farouche, sois

Mon Esprit ! Impétueux que tu es, sois-moi !

Dépêche mes pensées mortes de par l’univers,

Telles des feuilles flétries pour hâter les naissances nouvelles !

Et, par la seule cadence de ce poème,

Disperse, comme jaillis d’un âtre inextinguible,

Cendres et étincelles, mes mots parmi les hommes !

Par ma bouche, pour la Terre non encore éveillée,

Fais sonner la trompette d’une prophétie ! Ô Vent !

L’hiver a beau venir, le printemps ne le suit-il pas de près ?

Ode to the West Wind

I

O wild West Wind, thou breath of Autumn’s being,

Thou, from whose unseen presence the leaves dead

Are driven, like ghosts from an enchanter fleeing,

Yellow, and black, and pale, and hectic red,

Pestilence-stricken multitudes: O thou,

Who chariotest to their dark wintry bed

The winged seeds, where they lie cold and low,

Each like a corpse within its grave, until

Thine azure sister of the Spring shall blow

Her clarion o’er the dreaming earth, and fill

(Driving sweet buds like flocks to feed in air)

With living hues and odours plain and hill:

Wild Spirit, which art moving everywhere;

Destroyer and preserver; hear, oh hear!

II

Thou on whose stream, mid the steep sky’s commotion,

Loose clouds like earth’s decaying leaves are shed,

Shook from the tangled boughs of Heaven and Ocean,

Angels of rain and lightning: there are spread

On the blue surface of thine aëry surge,

Like the bright hair uplifted from the head

Of some fierce Maenad, even from the dim verge

Of the horizon to the zenith’s height,

The locks of the approaching storm. Thou dirge

Of the dying year, to which this closing night

Will be the dome of a vast sepulchre,

Vaulted with all thy congregated might

Of vapours, from whose solid atmosphere

Black rain, and fire, and hail will burst: oh hear!

III

Thou who didst waken from his summer dreams

The blue Mediterranean, where he lay,

Lull’d by the coil of his crystalline streams,

Beside a pumice isle in Baiae’s bay,

And saw in sleep old palaces and towers

Quivering within the wave’s intenser day,

All overgrown with azure moss and flowers

So sweet, the sense faints picturing them! Thou

For whose path the Atlantic’s level powers

Cleave themselves into chasms, while far below

The sea-blooms and the oozy woods which wear

The sapless foliage of the ocean, know

Thy voice, and suddenly grow gray with fear,

And tremble and despoil themselves: oh hear!

IV

If I were a dead leaf thou mightest bear;

If I were a swift cloud to fly with thee;

A wave to pant beneath thy power, and share

The impulse of thy strength, only less free

Than thou, O uncontrollable! If even

I were as in my boyhood, and could be

The comrade of thy wanderings over Heaven,

As then, when to outstrip thy skiey speed

Scarce seem’d a vision; I would ne’er have striven

As thus with thee in prayer in my sore need.

Oh, lift me as a wave, a leaf, a cloud!

I fall upon the thorns of life! I bleed!

A heavy weight of hours has chain’d and bow’d

One too like thee: tameless, and swift, and proud.

V

Make me thy lyre, even as the forest is:

What if my leaves are falling like its own!

The tumult of thy mighty harmonies

Will take from both a deep, autumnal tone,

Sweet though in sadness. Be thou, Spirit fierce,

My spirit! Be thou me, impetuous one!

Drive my dead thoughts over the universe

Like wither’d leaves to quicken a new birth!

And, by the incantation of this verse,

Scatter, as from an unextinguish’d hearth

Ashes and sparks, my words among mankind!

Be through my lips to unawaken’d earth

The trumpet of a prophecy! O Wind,

If Winter comes, can Spring be far behind?

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