Preuve à charge

Les trajectoires de la preuve ne se limitent pas aux sciences humaines de Tracés. Ce type de démonstration traverse les différentes revues. La NRF interroge la notion de vengeance littéraire : affaires privées mises en récit, présomption d’innocence bafouée. La Revue Z et Les Carnets du paysage se rejoignent lorsqu’elles donnent pour preuve, en établissant des faits, que des voies originales sont permises : la santé est en crise, l’agriculture n’est pas en reste, mais des solutions existent.

Tracés. Revue de Sciences humaines | Les trajectoires de la preuve. ENS Éditions, 184 p., 16 €

Après les travaux de Renaud Dulong et Luc Boltanski qui avaient longuement déployé des questions liées à la sociologie de l’enquête, de la preuve, ce nouveau numéro de Tracés s’inscrit dans cette perspective pragmatique, en s’intéressant à la manière dont les preuves sont construites, mobilisées et évaluées dans différents contextes sociaux. Autant dire que la recherche de la preuve n’est ni neutre ni universelle, elle dépend des normes et des conventions propres à chaque contexte concret, souvent conflictuel. Repérages, relevés de traces, compétences, dispositifs, négociations, conventions, vérifications, jurisprudences, se succèdent pour parvenir à affirmer provisoirement une vérité.

Ce dossier explore ce questionnement dans les espaces juridiques, journalistiques, médicaux, scientifiques et artistiques où il prend forme. De manière à mieux saisir en quoi la multiplication des acteurs, des formes et des espaces d’investigations modifie les pratiques de l’enquête et l’épistémologie de la preuve.

Mettons l’accent sur le corps, comme réceptacle de la preuve. Plusieurs contributions font émerger cette centralité qui s’imposerait. Qu’il s’agisse de tenter de mesurer la souffrance des condamnés à mort aux États-Unis (Nicolas Fischer), d’accuser une femme d’avoir eu recours à un avortement au Maroc (Mariam Benalioua), de décrire les procédures de prise en charge des victimes des violences conjugales en France (Marine Delaunay et Romain Juston Morival), ou encore de la place des témoins mobilisés par les communautés autochtones dans l’Empire hispanique (Caroline Cunill), chacune de ces situations génère des repérages « sur corps » très singuliers. Témoins et experts, photographes et biologistes se succèdent pour réduire un morceau de doute qui persiste en bout de chaîne.

Comment réduire ces immenses plages d’inquiétude ? Ce numéro arrive à point nommé devant l’inflation des preuves qui nous encerclent ! Jean-François Laé

NRF n° 661 | Que faire de nos vengeances ?. Gallimard, 164 p., 20 €

« Y a des coups qui se téléphonent pas », jadis l’expression faisait rire. Moins maintenant, où elle se traduit régulièrement par des voies de fait. La littérature peut-elle leur servir d’exutoire ? Dénoncer les agresseurs dans un livre est-il un acte de vengeance ou de justice légitime ? Des textes de romanciers, des poèmes et des propos recueillis par  Olivia Gesbert revisitent les débats en cours. Leïla Slimani évoque la perte de la confiance accordée naguère à une justice même imparfaite. Vanessa Springora répond aux critiques de la littérature post#metoo. Camille Laurens préfère les conteurs aux comptables : « Vive les règlements de comptes qui tiennent le monde à jour, vive les règlements de contes dont la justesse rend justice ! ». Constantin Alexandrakis pourfend les contrôleurs de tickets, avant-garde d’un programme de déportation massive. La ligne d’Aharon Appelfeld, dont on a pu voir à l’écran la bouleversante Chambre de Mariana, est-il un roman de vengeance ? s’interroge sa traductrice, Valérie Zenatti. Philippe Claudel, victime dans son enfance de harceleurs, dit n’avoir éprouvé aucun désir de vengeance contre eux, mais, je l’avoue, j’aurais préféré qu’il leur mît une raclée.

Autant d’invitations à scruter sa propre conscience. Moi qui admire l’injonction que j’ai tant de mal à respecter : « que le soleil ne se couche pas sur ta colère », je suis consternée de voir balayer les siècles et les trésors de réflexion qui ont établi la présomption d’innocence, le droit de l’accusé à être défendu, l’interdiction de se faire justice ; inquiète de sentir que le nécessaire devoir de repentance attise un si fort ressentiment autour de nous et de l’Afrique à l’Oural ; hérissée d’entendre Annie Ernaux clamer urbi et orbi sa volonté d’écrire pour venger sa race. Plusieurs discutent sa formule : Yaniv Ickovist dit avoir posé son stylo et empaqueté ses affaires, prêt à s’enrôler comme réserviste après le 7 octobre ; François Bégaudeau confirme : « L’écrivain n’est pas un justicier, c’est un justessier » et il conclut par ce constat : « ma haine ne nuit qu’à moi ». Le recueil s’achève par une bouffée d’air frais, un entretien avec Éric Ruf, metteur en scène du chaleureux, généreux Soulier de satin de la Comédie-Française où il a « ressuscité la joie » de Claudel, et celle de son public enthousiasmé. Dominique Goy-Blanquet

Revue Z n° 17 | Saint-Étienne. Soigner la santé. Éditions de la dernière lettre, 176 p., 15 €
Revue Z. N° 17. SAINT ETIENNE. SOIGNER LA SANTÉ Paysage, D’autres agricultures, n° 46, printemps 2025, Actes sud, 60 p., 19 € Tracé. Revue de Sciences Sociales. Les trajectoires de la preuve. La nrf, n° 661. Dossier ‘Que faire de nos vengeances ?’
« Saint Étienne. Soigner la santé » (Revue Z n° 17) (détail) © Revue Z

La fameuse « enquête » n’est pas réservée aux sociologues et autres anthropologues, loin s’en faut. De très nombreux collectifs mènent des explorations, des investigations qui sont surprenantes. Nous pensons à la Revue Z, revue itinérante d’enquête et de critique sociale, qui depuis sept ans traite de l’actualité politique – de l’industrie minière en Guyane, de l’école publique à Grenoble en passant par le féminisme à Marseille – au moyen de discussions libres, d’entretiens, reportages, témoignages, récits dessinés très rafraichissants. Engagée sur le fond et la forme, la Revue Z offre un grand format A4 et une maquette qui fait une large place aux photographies et aux dessins, la situant avec intelligence entre le fanzine amélioré et la revue universitaire engagée. 

Bonheur de l’invention que cette méthode de travail « itinérante ». Pour chaque projet, une joyeuse bande s’installe dans le « camion-rédaction » sur le terrain choisi pour y réaliser une immersion d’un mois environ. D’anciens journalistes, des graphistes, maquettistes, plusieurs rédactrices, des correcteurs au nez fin « renifleront là où ça fait mal ». Cet engagement collectif produit mille discussions sur le comment s’y prendre ? Où ? Avec qui ? Mais qui veut-on entendre ?

Après un passage obligé sur l’or noir des mines qui encrasse la santé, les centaines de tonnes de matériel abandonnées dans les galeries désertées, puis l’immigration coloniale à partir de la Première Guerre mondiale et ses dizaines de foyers de travailleurs, sans oublier les fabricants d’armes qui renaissent en 2025, nous arrivons au plus fin, un centre de santé communautaire et les points de vue de deux médecins ; une association de santé entre chibani-as ; la cantine solidaire Terrains des saveurs ; trois GEM (groupes d’entraide mutuelle) pour les personnes connaissant des troubles psychiques ; le dispositif « Un chez-soi d’abord » comme marchepied pour accéder au logement ; l’Alphée créée par des anciennes soignantes de l’hôpital de Saint-Jean-Bonnefonds, ses ateliers d’écritures, avec quatre pages de fragments écrits autour d’une question : « c’est quoi le soin pour vous ? ». Prendre soin, nous rappelle ce numéro, c’est batailler ensemble. Jean-François Laé

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Les Carnets du paysage n° 46 | D’autres agricultures. Actes Sud, 60 p., 19 €

Voici une revue, pimpante, belle et intelligente, qui stimule nos imaginations, nos curiosités, et prouve avec brio que, non, tout n’est pas déterminé, on peut agir autrement, et pas qu’en France ; les exploitants agricoles ne doivent pas devenir « des sous-traitants suréquipés et surendettés de l’industrie agro-alimentaire », ce que dénonçaient il y a plus de cinquante ans déjà Bernard Lambert et le mouvement des Paysans travailleurs, des positions de fond que reprennent tant la Confédération paysanne que les Soulèvements de la Terre.

Défendre la terre, le vivant, se joue dans les jardins urbains autour de Turin comme dans l’agglomération nantaise. À l’échelle de la planète, le programme des SIPAM (Systèmes ingénieux du  patrimoine agricole mondial) aide tant en Amazonie que dans l’altiplano du Pérou ou au Maroc des communautés à reprendre le choix de leurs modes culturaux et le contrôle de leurs débouchés. En France, en divers endroits, des cadres formés au paysage, davantage pluridisciplinaire que l’agronomie, se font agriculteurs mais en quête et au fait de tout ce qui se pratique d’alternatif, ils adoptent leur propre style, créent un rapport voulu au contexte comme au vivant et aux espèces, et ils maintiennent la conviction que le paysage est de leur fait et la terre leur espace de liberté.

La revue assume pleinement son sous-titre de « revue de projet d’art et d’écologie », ce qui permet à la rubrique « Traverses » de recenser quelques lectures salutaires, plus difficilement des essais plastiques, et de façon heureuse le présent du passé de l’Homme noir de Navarre, celui des fours à charbon de bois ou de chaux, jadis majeurs dans l’écologie du passé basque, qu’un folklore bien vivant ne cesse de mobiliser.   

L’ensemble est roboratif, on avance par flashs, on entrevoit les pratiques les plus diverses dans une précision et des synthèses parfois rapides, des esquisses pour faire penser les enjeux du présent à travers ces réalisations en construction. Et n’est-ce pas l’art de la conversation de ne jamais lasser, comme jadis à Versailles, siège de la revue liée à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles : comment pourrait-elle dire autrement son savoir ?  Maïté Bouyssy

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