Au sud de la frontière et à l’ouest du soleil

À l’ouest, la Californie, au sud de la frontière, la Basse-Californie. Deux territoires pour une terre naguère une et mexicaine. Natif de Tijuana, l’écrivain Luis Humberto Crosthwaite a fait de sa « Messe frontalière », drôle et poétique pastiche du rituel catholique, un passeport universel invitant à franchir sa frontière et toutes celles que les migrants, les voyageurs, les frontaliers trouvent sur leur chemin. Un texte brûlant d’actualité.


Descendant d’Irlandais qui, parvenus à la frontière entre la Californie et la Basse-Californie, ont préféré s’installer au Mexique, l’écrivain Luis Humberto Crosthwaite est frontalier de pure souche. Natif de Tijuana, il réinvente sa ville en mythographe, loin des clichés du cinéma et de la chanson pop ou des discours sensationnalistes sur la violence du narcotrafic. Il ne se laisse pas davantage intimider par les études socio-anthropologiques qui l’ont érigée en « laboratoire de la postmodernité ». Sauvant sa belle de ces images faussées, il la courtise et la houspille au fil de ses nouvelles et de ses romans. L’oralité syncopée, poétique et fort élaborée de sa langue zébrée de spanglish, n’a rien à envier à celle, mémorable, des paysans du Jalisco de Juan Rulfo. Pour s’en convaincre, il suffit d’entendre le gars qui, posté au coin d’une rue un samedi soir, mate les beibies qui passent et se fait l’éloquent témoin des scènes de la vie nocturne (« Sabaditos en la noche », Estrella de la calle Sexta, 2009). Sèches, ironiques, parfois minimalistes, les nouvelles d’Instrucciones para cruzar la frontera (2002), sorte de « Frontière, mode d’emploi », font mouche à tous les coups par l’éclairage tendre et cru qu’elles jettent sur la vie frontalière.

Une deuxième édition de ce recueil, parue en 2011, faisait cadeau aux fans de Luis Humberto Crosthwaite d’un « Bonus track » intitulé « Messe frontalière ». Depuis lors, l’écrivain a lu, joué et chanté ce texte-performance à l’occasion de nombreux festivals et assemblées publiques, portant la « Bonne Nouvelle » de la frontière partout où il le pouvait. Gouailleur, émouvant, ce pastiche du rituel catholique plaide avec vigueur contre la violence et l’injustice des politiques migratoires à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, mais aussi partout ailleurs dans le monde. Nul besoin de dire que la « Messe frontalière » est plus que jamais d’actualité. Jugez-en. 

Messe frontalière (extraits)

Évangile à lire et à chanter,

coiffé d’un sombrero et muni de tequila,

dans tous les coins de la planète

Pour Lolita Bosch

et le Father Martín

  1. Confiteor

Soyez les bienvenus à cette messe frontalière.

[Faisant le signe de la croix, bénissant le public.]

Au nord

les États-

Unis, au sud le Mexique;

au milieu,

d’est

en ouest,

une

zone.

Je confesse à la Frontière toute-puissante, et je reconnais devant vous, mes frères, que j’ai péché en pensée, en paroles, par action et par omission, et que je continuerai de le faire pour les siècles des siècles. Par ta faute, par ta faute, par ta très grande faute, Frontière entre le Mexique et les États-Unis. C’est pourquoi je supplie tous les saints, et tous ceux qui se disent tels, de prier pour moi et j’implore miséricorde pour ces mots.    

Mes frères, je me présente, sans plus de façons : je m’appelle Luisumberto et je suis frontalier.  

Je confesse devant vous que ma religion est la frontière. On me traite de rabâcheur. Je fais rire et bâiller d’ennui ceux qui m’écoutent. Je clame aux coins des rues les plus passantes, dans les cantinas, dans les cathédrales, dans les universités, la Bonne Nouvelle de ce mur qui traverse mon corps tout comme il traverse le continent américain. Je suis bis-sectionné entre deux pays et deux cultures, je me déclare vainqueur et vaincu dans la guerre des cowboys contre les mariachis.

[…]

Barrières rouillées (Tijuana) © CC-BY-2.0/Casey Renner/Flickr

III. Homélie

Mes frères : Mon nom est Luisumberto et ma religion est la frontière. Ne vous y trompez pas, je suis plus grand que j’en ai l’air, moins bête, plus myope, meilleur mari, moins bon amant, excellent père de famille, ridicule comédien de mots.

            Me voici devant vous, tel que je suis, bis-sectionné, divisé entre ici et là-bas. Je vous l’ai déjà dit, que j’étais bis-sectionné ? Vous voulez que je vous la montre, ma bissection ? [une pause.] Elle traverse mon âme de part en part. C’est la frontière, brother, elle est tatouée sur mon bras ; la frontière, baby, elle me transperce le gosier ; la frontière, mister, elle est entrée dans mon cœur et elle y est clouée. Et c’est bien là que je la veux.

            Je m’appelle Luisumberto et la frontière, je la transporte dans mes poches, en tout petits morceaux ; bien pliée pour qu’elle ne prenne pas trop de place et qu’on me laisse passer avec les douanes du monde entier. Regardez-moi. Fermez les yeux et regardez-moi. Imaginez la Terre, l’hémisphère nord, le continent américain : là ou s’achève la richesse et où commence la pourriture : tout juste là, approchez-vous, vous la voyez ? [Dans un murmure.] C’est la frontière, ma petite frontière, si mignonne, tout sourires, en larmes, la pleureuse de mes amours.

Et si vous pouvez imaginer une carte du Mexique, mettez-moi dans le coin supérieur gauche, s’il vous plaît, à l’épaule, là où commence et où finit ma patrie, là où commence et où finit une limite territoriale, là où mon Mexique est un peu gringo et où les Gringos sont un peu mexicains.

            Je vais vous expliquer ça : depuis que j’étais tout petit on me disait que la frontière servait à diviser les familles. Mes tantes vivaient aux United States, alors que ma mère et moi, on vivait au Mexique. Tous les dimanches on allait voir mes tantes, tous les dimanches on faisait le pèlerinage, avec l’interminable queue pour passer au nord et le passeport et ces bonbons dont j’aimais tant le goût.

Mais en réalité, ce mur ne divisait rien ; au contraire, une fois la frontière franchie, mes tantes continuaient à parler espagnol et elles continuaient à écouter de la musique mexicaine, et elles continuaient à faire la fête, avec cette passion et ce goût de la fête que je n’ai connu que chez elles.

Comment j’allais savoir à l’époque qu’à part le pays du nord et le pays du sud, il existait ce no man’s land, cette terre qui n’est à personne et à tout le monde et qu’on appelle la Frontière ? Quand j’étais petit, ce mot-là : « frontière », on ne l’entendait jamais ; on disait la « ligne », et la ligne, elle était faite pour être franchie, de ce côté-ci à l’autre, et de l’autre côté vers ici.

La ligne, à l’époque, c’était surtout un énorme fleuve, mais tout près de là où j’habitais, c’était un grillage, tout pareil à celui d’un poulailler. On disait les « poulets » pour ceux qui passaient à travers le grillage, et les « mouillés » pour ceux qui traversaient le fleuve. Et on disait les « volaillers » ou les « coyotes » pour ceux qui les aidaient à passer et qui leur montraient le chemin pour quelques dollars.

Aujourd’hui, le grand fleuve continue de séparer les deux pays ; et pourtant, là où avant il y avait un grillage, maintenant il y a un mur imposant ; et si t’arrives à franchir ce mur, il y en a un autre, plus haut ; et si ce mur-là, tu arrives à le franchir, t’as intérêt à filer parce que t’es traqué par les gardes, avec leurs hélicoptères, leurs camionnettes, leurs radars, leurs matraques et leurs gros flingues.

[fort, comme si c’était pour de vrai] « Filez, v’la la Migra » Et tout le monde se carapate, les uns à droite, les autres à gauche parce que les gardes se pointent et qu’ils sont d’une sale humeur.

[…]

Luis Humberto Crosthwaite, au sud de la frontière et à l’ouest du soleil
Vue sur Tijuana © CC-BY-2.0/Willem van Bergen/Flickr

VII. Agnus Dei

Frontière qui enlèves le péché du monde, aie pitié de nous,

Frontière qui enlèves le péché du monde, aie pitié de nous,

Frontière qui enlèves le péché du monde, heureux ceux qui sont invités à te franchir.

Car c’est ici qu’est la mère de toutes les frontières.

Et que nous, les frontières, nous ne faisons qu’une.

[Il s’adapte à la guerre du moment, incluant ou omettant des frontières.]

Frontière entre Israël et Gaza, priez pour nous,

Frontière entre la Russie et l’Ukraine, priez pour nous.

Frontière entre la Turquie et la Syrie, priez pour nous,

Frontière entre les deux Corées, priez pour nous,

Frontière entre Paris et Saint-Denis, priez pour nous,

Frontière entre Calais et Douvres, priez pour nous,

Frontière entre le Mexique et le Guatemala, priez pour nous,

Frontières entre l’Afrique et l’Europe, priez pour nous,

Frontières entre les États-Unis et le reste du monde, priez pour nous.

Nous sommes tous une seule et même frontière.

Mais la mienne est la mère de toutes les autres.

Pèlerin du monde, je parcours les villes pour y divulguer l’évangile. Parce que j’étais un homme de peu de foi et que, désormais, mon cœur est embrasé par la passion.

Madame, s’il vous plaît, écoutez-moi. Vous qui êtes mère de famille et qui vous sentez seule, même entourée de vos enfants.

Mademoiselle, s’il vous plaît, oui, vous, là, qui marchez la tête haute et qui ne vous retournez pas de peur que je vous lance des fleurs.

Monsieur le livreur de Coca-Cola.

Monsieur le banquier.

Madame la professeure.

Mademoiselle la prostituée.

Je viens sur ces terres pour y proclamer la vérité et cette vérité est une et indivisible, elle nourrit les affamés et donne de l’espérance aux gens de peu de foi.

VIII. Envoi

Mes frères dans la foi :

[Euphorique.]

Sur ces mots, je vous salue, mais je reviendrai bientôt.

Il ne me reste plus qu’à vous inviter à franchir la Frontière.

Si vous en voyez une ; une fois devant, une fois que vous aurez senti la force de son appel, ne vous attachez pas aux mâts, ne fermez pas les yeux, ne passez pas votre chemin avec indifférence ; prenez-la plutôt d’assaut.

Traversez-la, traversez-la, traversez-la.

Qu’il ne reste pas une frontière en ce monde qui ne soit traversée, traversez-les toutes, car elles sont là pour ça. C’est pour ça qu’elles délimitent, c’est pour ça qu’elles nous restreignent, qu’elles nous défient, qu’elles nous agressent. C’est pour ça, pour qu’on traverse la ligne qu’elles forment, pour la faire disparaître dès l’instant où on la franchit.

Et si quelqu’un vous barre le passage, traversez-la.

Et si on vous dit de ne pas le faire, traversez-la.

Et si on vous dit que vous n’avez rien à faire ici, traversez-la.

Le monde est à tout le monde.

Et-on-est-tous-invités-à-la-fête. 

[Faisant le signe de la croix, bénissant le public.]

Allons en paix, mes frères, la messe est dite.

Au nord,

Les États-

Unis, au sud le Mexique ;

Au milieu,

d’est

en ouest

une

frontière.


Traduction de Florence Olivier, avec la gracieuse autorisation de l’auteur.

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