La Grande Maison

Je n’entends plus parler de l’Ouest. Le mot semble avoir disparu du vocabulaire courant. Dans mon adolescence et ma première jeunesse, je l’entendais presque chaque jour. Il revenait avec insistance dans les conversations, les éditoriaux, les émissions de télévision. L’Ouest était la Grande Maison. On éprouvait, en prononçant son nom, un mélange de gravité et de douceur.

C’est là que nous habitions… Les démocraties occidentales semblaient plus poreuses que les dictatures, les virus idéologiques pouvaient facilement les infiltrer, mais elles possédaient, aussi, des anticorps efficaces. L’Ouest tenait sa position et, n’en déplaise à certains, prospérait. Bien entendu, il était en confrontation permanente avec l’Est. D’une certaine façon, ils existaient l’un par l’autre, formaient un couple un peu terrifiant, dissymétrique, imprévisible, dangereux, mais non dépourvu d’une certaine allure, d’une forme d’élégance. 

Longtemps, l’idée de l’Ouest s’est déployée dans un genre cinématographique : le film d’espionnage (laissons de côté le cinéma d’aventures à la James Bond). Des productions qui, bien qu’étant destinées à un large public, affichaient une forme de rigueur, de sobriété. Des films civilisés, réfléchis, aux effets contenus, chiches en coups de poing et en coups de feu, dont le décor était généralement composé d’architectures froides et rectilignes, mettant en scène des acteurs au jeu minimaliste, aux sentiments intériorisés. Des films qui ressemblaient à des parties d’échecs. L’Ouest et l’Est s’asseyaient en face l’un de l’autre et la partie s’engageait, riche de faux-semblants, de tragédies en vase clos, de conquêtes et de trahisons aux conséquences incertaines.

Hitchcock, me semble-t-il, a excellé dans le genre (d’une certaine façon, tous ses films sont des films d’espionnage, à commencer par Fenêtre sur cour). Je pense notamment au Rideau déchiré, à L’étau. Il était, à sa manière, un heureux représentant de l’Ouest, ironique, un peu décalé mais les pieds sur terre, insensible aux sirènes idéologiques (il ressemblait à Churchill, y compris physiquement). En regardant ces films-là, il me semble que nous touchons à l’essence esthétique de ce qu’a signifié l’Ouest, pendant plusieurs décennies.

« Le Globe » (Swanage) © CC BY-SA 2.0/Chris Downer/WikiCommons

Est, Ouest… En prononçant ces mots j’entends le bruit du vent (la terminaison en st). Vent d’est, vent d’ouest… Bien sûr, il s’agit de concepts géopolitiques. Mais je prends conscience, en écrivant ce texte, de leur particulière poésie. J’aimais cette intranquillité un peu fiévreuse, cette tension, ce fil du rasoir, cette immobilité et cette linéarité du monde d’après-guerre. Ces villes qui n’étaient pas surpeuplées, encombrées comme celles d’aujourd’hui, ces avenues et ces places silencieuses, un peu inquiétantes, qui font penser aux tableaux de Giorgio De Chirico. Ces grands cafés de Berlin, de Copenhague, de Vienne, de Zurich, où le héros du film trouve une table à l’écart mais où le correspondant qui lui a donné rendez-vous ne se présentera peut-être jamais (on apprendra, le lendemain, qu’il a été renversé par une voiture).

Le soleil lui-même était au diapason. Levé à l’est, son destin est de courir vers l’ouest, où il trouve enfin refuge et obtient la permission de se coucher, comme tout bon transfuge. Cependant, il lui faut d’abord monter dans le ciel, s’arracher à la pesanteur, se libérer des griffes de l’horizon…

Est, Ouest, l’un des derniers à avoir prononcé ces mots dans des circonstances solennelles fut, curieusement, un Français. Le 13 octobre 1983, à Bruxelles, à l’apogée de la crise des euromissiles, François Mitterrand lança la fameuse formule : « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest ». Il se désolidarisait ainsi d’une partie de la gauche occidentale, dont les manifestations faisaient le jeu du pacte de Varsovie (le pacifisme est, bien souvent, le visage aimable des dictatures). La phrase se révéla porteuse d’avenir… Six ans plus tard, l’Union soviétique se décompose, le mur tombe. Berlin-Ouest redevient Berlin, les deux Allemagnes fusionnent. Une gigantesque page se tourne. On n’entendra plus Auferstanden aus Ruinen, l’hymne national de l’Allemagne de l’Est composé par l’Autrichien Hanns Eisler (qui avait voulu faire carrière à Hollywood), sûrement l’un des plus beaux hymnes de tous les temps, que j’écoutais, plaisir coupable, aux remises de médailles olympiques, quand une nageuse surentraînée et vraisemblablement dopée, mais au frais sourire adolescent, montait sur la plus haute marche du podium.

Adieu Kornelia Ender, adieu Barbara Krause, Petra Schneider, Kristin Otto, Ute Geweniger… La guerre froide s’achève. Les cavaliers, les dames et les tours vont être rangés dans leur boîte. Un autre monde s’avance. Les grands ensembles géopolitiques vont céder la place aux tribus, aux fan-clubs, aux associations à géométrie variable qui abriteront les individus de demain. Les places et les avenues silencieuses se rempliront de touristes, les avions et les populations circuleront sans entrave, le concept de frontière se diluera. La chute du mur de Berlin entraînera, d’une certaine façon, la chute de tous les murs. Il n’y aura plus qu’une marée montante d’ambitions individuelles, de frustrations désordonnées, d’ego malmenés. La souffrance deviendra une affaire privée. Certains soirs seulement, quand le vacarme cessera, quand l’agitation retombera, à l’occasion d’une de ces trêves incompréhensibles, d’un de ces moments de grâce dont l’existence nous gratifie quelquefois, on entendra encore, en prêtant l’oreille, murmurer le vent. Vent d’est, vent d’ouest.


Dernier ouvrage paru : Réel Madrid, Éditions Plein Jour, 2023.

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