« Jouer à l’Amérique »

« Jouer à l’Amérique », dit le photographe qui accompagne, en 2013, Giorgio Vasta dans son périple à travers l’Ouest américain, raconté dans son carnet de voyage Absolutely Nothing… Parce que, ajoute-t-il : « L’Amérique c’est l’incarnation du jeu. Ici la fiction est reine, on n’a rien à lui opposer : c’est une unique réalité, la seule possible. » Étonnante actualité de ces propos lorsqu’on les projette sur les États-Unis actuels et les vertigineux jeux de pouvoir frénétiquement théâtralisés par leur président !


Dans Absolutely Nothing, de Giorgio Vasta, l’espace de l’ouest américain apparaît comme un texte tissé sur la page blanche du sable, par une mémoire culturelle « résurrectionniste ». Avec une conséquence anthropologique que Vasta développera selon de multiples variations : la culture et l’imaginaire culturel américains, même dans leurs manifestations actuelles, apparaissent comme un théâtre de la mémoire retraçant la saga de la « conquête » historique de ce « Wild West », surtout grâce à ses évocations concrètes (musées, reconstitution « in vivo », etc…), disqualifient, dans la manière dont les Américains eux-mêmes les vivent et y participent – de façon souvent enthousiaste –, l’opposition sur laquelle s’est pourtant bâti le Logos occidental : celle du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire, de la mémoire historique et de son devenir folklore avec l’amplification et la dramatisation épiques qui lui sont consubstantielles, « car ici la fiction est une excitation constante, plus physique que culturelle, je parle d’ici aux États-Unis », dit Ramak, un photographe compagnon de ce voyage à travers l’Ouest américain. Ce Ramak dont les propos frappent Vasta car, à tout instant, il dissout « les frontières entre le vrai et le faux, le subversif […] et ne fait pas de différences entre la vérité et le mensonge, entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, lui qui sait qu’histoire et légende sont des notions complices et équivoques ».

En Amérique, en général (mais exemplairement dans l’Amérique actuelle de Donald Trump !), le terme de « fake » ne s’oppose à rien : il n’est que la mise en scène ludique, ironique, d’un mode de vie comme représentation, comme scénographie de la relation aux autres et, plus encore peut-être, de la relation à soi-même. Cette relation au monde dispense de se demander si les participants « croient » à une quelconque réalité de ce qu’ils disent, entendent, voient ; du « spectacle » ( y compris politique) auquel ils « prennent part » dans une immersion qui autorise la suspension de tout jugement. D’où le défilé de ces guides qui débitent mécaniquement des histoires d’ovni (au musée des UFO de Roswell), qui racontent l’épopée du Far West  à Calico Ghost Town, ou encore comme « Jimmy », ce marinier qui propose, avec force commentaires plus ou moins exotiques, une visite des bayous de Louisiane où, prestidigitateur, il fait surgir des alligators « terrifiants »….

Giorgio Vasta et Ramak Fazel, Absolutely Nothing
Mojave Airport (détail) © Ramak Fazel

Tous ces « acteurs » qui, d’une certaine façon, sont encore leurs propres spectateurs, racontent un fragment de cette épopée américaine dont l’évocation, ni vraie ni fausse, développe un rapport au monde en forme de « comme si » (et c’est là, bien entendu, l’art même du roman) de cette reconstitution historico-hollywoodienne qui réenchante le monde aux couleurs de l’enfance !

« Comme dans un jeu, dis-je.

Comme dans un jeu, répète Ramak.
Et ça paraît évident de vouloir jouer en Amérique.
Jouer « à » l’Amérique, ajoute Ramak. Parce que c’est le lieu de l’incarnation du jeu. Ici la fiction est reine, on n’a rien à lui opposer : c’est une unique réalité, la seule possible. 

La caractéristique des lieux évoqués au fil des étapes dans ce « grand Ouest », dans leur diversité la plus étonnante – même si une écrasante majorité d’entre eux atteste que The future is blight comme le vérifient, parmi une infinité d’autres, les ruines de Lake Dolores. Dans chacun, il s’est passé quelque chose susceptible d’être raconté. « Absolutely Nothing » équivaut à une attestation, performative : celle de la supériorité sans nuances du dispositif culturel de mythification mis en œuvre par une société dont la triomphale modernité se nourrit positivement des traces généalogiques du passé, selon une réappropriation lyrique, ironique, ouvertement artificielle mais empathique et vécue de manière communautaire. Expression peut-être encore d’une lutte contre un ennui existentiel, ontologique, généralisé. À Tombstone (lieu de reconstitution des scènes de westerns, conventionnelles, ô combien !), « le Wild West laissait affleurer sa substance la plus authentique : l’ennui ».

La singularité de cette lecture des États-Unis possède un pouvoir heuristique absolu, pour comprendre les raisons impérieuses de la fascination qu’exerce cet immense territoire sur ses propres habitants. Mais Absolutely Nothing permet aussi de prendre conscience du singulier vitalisme existentiel du peuple américain, de sa naïveté, de sa capacité d’enthousiasme, de sa fascination pour le merveilleux comme dispositif de réenchantement du monde dans la réactualisation permanente d’une réalité comme écran de projection de ses rêves, nourris par le cinéma Hollywood.

Giorgio Vasta et Ramak Fazel, Absolutely Nothing
Mojave Airport © Ramak Fazel

La mise en scène de Calico comme ville typique de western illustre une réalité singulière, instructive : dans la reconstitution, totalement conventionnelle, de cette ville de la fin du XIXe siècle, le narrateur constate que personne ne cherche à dissimuler les signes, visibles, de l’aujourd’hui : antennes paraboliques, , caissons de climatiseurs, réfrigérateurs, etc. « Oui, bien sûr, on endosse un costume de ranchero, mais à la place des lourdes bottes, on préfère une paire de tennis ; non seulement le saloon est reconstitué selon une grammaire hasardeuse, mais on a prévu […] l’air conditionné… La structure du réel qui en découle est encore une fois un compromis tranquillement équivoque : le faux ne s’oppose pas au vrai, les deux termes ne sont pas en conflit, il n’y a pas de concurrence ou de rejet mutuel ».

J’avoue être, rétrospectivement, stupéfait de devoir constater qu’en fait ces propos de Vasta, relatifs aux comportements des habitants dans leur singularité quelconque du « Wild West, rencontrés par hasard, se donnent à lire – et c’est là très précisément leur pouvoir heuristique – comme autant d’interprétants et, en quelque façon, « par anticipation » ceux de… Donald Trump depuis son investiture comme président des États-Unis d’Amérique (avant, en ce mois de mai 2025, que lui-même ne se présente – dans un photomontage dont il est coutumier – comme pape, ou comme Roi Carnaval !). Faire du Canada le 51e État de l’Union, annexer ou acheter le Groenland, revendiquer l’exemption de tous droits lors de la traversée par des navires américains du canal de Panama, ou du canal de Suez, affirmer, à qui veut l’entendre, que le conflit entre Ukraine et Russie sera réglé « en vingt-quatre heures », ou prédire la transformation de la bande de Gaza en une nouvelle côte d’Azur, etc. Autant d’allégations urbi et orbi où le dire équivaut strictement à l’affirmation performative de sa réalisation, dont témoignent, sur les écrans de télévision, les signatures manuscrites de Trump ostensiblement dévoilées… devant la caméra. Peu importe dès lors de savoir réellement qui croit à ces affirmations, à ces proclamations. Leur portée n’est pas là ! Elle réside dans l’amuïssement assumé, proclamé, revendiqué, du concept de vérité qui, effectivement, n’a plus aucun envers et certainement pas celui du « mensonge ».

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