La destinée manifeste

Dans les années 1970, l’Atchison, Topeka and Santa Fe Railway était l’une des plus importantes compagnies ferroviaires des États-Unis. Son réseau s’étendait sur près de 22 000 km de voies, reliant les Grands Lacs à la côte Pacifique, et s’étirant vers le sud jusqu’à la frontière mexicaine. La police ferroviaire de la compagnie était considérée comme l’une des forces de sécurité privées les plus professionnelles de l’époque.


L’Agent Spécial Jack Robinson était un vétéran de la guerre de Corée. Il était rentré à la « Santa Fe » en 1955. La force se composait principalement d’hommes comme lui, d’anciens policiers ou militaires. Son job consistait à patrouiller le long des voies, surveiller les installations et les gares de triage. Seul au volant de sa Chevrolet Impala, filant la nuit le long des rails sur les routes désertes des plaines semi-arides de l’Oklahoma jusqu’aux frontières du Texas, il repensait aux histoires de son enfance, celles des pionniers qui se lançaient vers l’Ouest pour y trouver fortune. Robinson croyait au rêve américain, comme il croyait en Dieu, sans trop se poser de questions.

La casquette vissée sur le crâne, il était fier de porter l’uniforme, l’écusson « Railway Police » sur la poitrine, et l’étui du .38 Special fixé à son ceinturon en cuir épais.

Lancé à 120 km/h, un train de marchandises avait besoin en moyenne de 900 m pour s’arrêter en freinage d’urgence, et de loin c’était quelque chose à voir, ces quatre locomotives diesel bleues et jaunes qui glissaient sur les rails dans un bruit d’enfer, tirant leur centaine de fourgons, illuminées par les flammes qui s’élevaient haut dans la nuit quelque 500 m en arrière. L’incendie avait pris dans un des wagons-trémies. Plusieurs rapports non officiels rapportaient que des hobos allumaient des feux pour se réchauffer, qui parfois se propageaient au chargement.

En arrivant sur place, Robinson avait vu un homme sauter du wagon, qui s’était à nouveau précipité dans les flammes sitôt le train arrêté. Il hurlait après son chien, coincé à l’intérieur. Les pompiers tout juste arrivés avaient dû s’y mettre à trois pour l’extraire du brasier.

Santa Fe train OUest
Santa Fé transcontinental (1952) © CC BY-SA 4.0/Brooksbank/WikiCommons

Robinson consulta sa montre. 23 h 16. Il reporta l’heure dans son carnet. Le feu avait été maîtrisé en 43 minutes. Les projecteurs révélaient les surfaces noircies des écoutilles tordues par la chaleur. Des traînées de suie descendaient le long des parois.

La radio de la voiture grésillait par à-coups. La nuit était fraîche. L’air charriait une odeur âcre de charbon, de métal et de chair brûlée. Les pompiers venaient d’étendre quatre corps sur le ballast, recouverts de bâches en plastique.

Les yeux rougis, les mains salement abîmées, Ray, le type qui avait voulu sauver son chien, était assis sur une caisse en bois, enveloppé dans une épaisse couverture.

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Ray était resté silencieux presque tout le trajet jusqu’à l’hôpital. Dans le rétroviseur, Robinson voyait qu’il pleurait en silence. Il pleurait son clébard. Robinson avait un chien, lui aussi. Son môme en voulait un, il avait fini par céder. Ray aimait son chien autant que Robinson aimait son fils, à voir comment le chagrin s’était abattu sur lui. Quand t’as plus rien, t’as plus rien à perdre, chantait Dylan. Quand t’as plus rien, un chien, c’est peut-être toute ta famille. C’est ce que se disait Robinson en conduisant.

« Écoute-moi, Ray. J’vais t’emmener à l’hôpital, et un médecin va regarder tes mains. T’as rien à craindre, et t’auras rien à payer. Après, j’vais te filer de quoi t’acheter un sandwich, et je te conseille ensuite de rejoindre l’autoroute et de faire du stop… Si jamais je te revois près des voies, je serai obligé de te coffrer cette fois, c’est compris ? »

Ray ne disait rien. Il regardait ses mains. Les larmes traçaient des sillons dans la crasse de ses joues.

« Hey ! T’as compris c’que j’t’ai dit ?!

— Oui, m’sieur. La prison, si jamais… »

Le jour se levait. La dernière ronde avant la fin de service.

Robinson a vu un type avec les mains bandées traverser le triage, puis longer la voie ferrée avant de prendre son élan et se hisser dans l’un des wagons alors que le train accélérait. Go west, young man[1] Il aurait pu l’arrêter. Il n’a pas bougé. Il se souvenait des larmes que Ray avait versées pour son chien. Ça valait bien un trajet en train.


[1] L’expression emblématique, souvent attribuée à Horace Greeley dans un éditorial du New York Tribune de 1865 (son origine exacte reste discutée), incarne l’esprit de la Destinée manifeste en encourageant la migration vers l’Ouest, alors perçu comme un remède aux inégalités sociales et économiques de l’Est industriel.


Dernier ouvrage paru : motel valparaiso (Asphalte, 2022).

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