La puissance de « L’écriture de soi » 

Un dessin de Serguei, accroché au mur de la chambre de l’autrice, lui inspire des réflexions sur le Nord, le Sud et l’Ouest omniprésent. Celui de l’Afrique de ses ancêtres, des Antilles où elle a grandi et de sa France natale, où elle continue de « tricoter » son écriture.


Un bonhomme tronqué. Son visage a la forme d’une pelote de laine dont les fils lui servent à tricoter un ouvrage. Si l’on s’attache au sens véritable de ce dessin de Serguei, intitulé « L’écriture de soi » (Le Monde, 1997), il s’agit sans nul doute du « moi » aux prises avec ses propres tourments, en conversation tant avec sa substance qu’avec son expérience. Prenons ce « moi » qui, là, juste là, est le nôtre. Le mien. Imaginons donc les tout premiers fils qui constituent le visage du bonhomme tronqué prendre naissance là où le soleil se couche. À l’ouest. France. Finistère. Tout au bord de l’océan Atlantique. Mais voilà, ces tout premiers fils doivent également leur couleur à un autre ouest. L’Afrique de l’Ouest. La couleur, primitive, est donc piquetée de nuances. Et puis, les fils vont se colorer encore en traversant, finalement, cet Atlantique, qui pour certains est un rectangle vertical. Mais, pour notre bonhomme tronqué, notre « moi », le mien, l’Atlantique est un triangle strié de courbes horizontales. C’est que les fils s’en vont s’étirer vers les « West Indies ». Les « Indes de l’Ouest ». Les Antilles. Et puis, elles opèrent un « retour » en Westaf. Le bonhomme, ce « je », est, ainsi, en pleine(s) circulation(s). Il tricote son « écriture de soi » à l’Ouest toute. Cette écriture est-elle lisible ? Cette écriture est-elle sensée ? Cette écriture est-elle « audible » ? C’est que d’aucuns parlent des Nords et des Suds. Alors ?

Alors, le bonhomme, notre « moi », dont les fils s’étirent d’ouest en ouest, est regardé de haut quand il se retrouve au « Nord », là même où des aiguilles maternelles lui ont donné une contenance, un semblant de visage. Rappelons-le, les fils originels n’ont pas seulement la couleur du sable breton. Ils sont piquetés de nuances. Les nuances de l’afro-descendance… Au « Nord », son visage-pelote fait tache parmi ceux au milieu desquels il évolue, au milieu desquels il tisse son vécu : ses racines, son devenir et, au milieu, sa manière de tricoter, soit d’habiter et d’investir le monde. Ses fils sont noirs, bleus par endroits. Alors que, tout autour de lui, les pelotes de laine ont les fils d’un coloris pale, presque transparent, à la fois innocent et coupable. Et le voilà, ce « moi », qui se retrouve, au « Nord » – qui, pour lui, reste un Ouest –, à naviguer sur la terre ferme…

« Marks », Ei-Kyu (1936) © CC0/WikiCommons

Et quand le bonhomme, notre « moi », daigne tisser du côté des racines, dans cet autre Ouest qui est un « Sud », on le regarde d’en bas. C’est que personne, à cet endroit-là, ne considère que ses fils à lui sont étirés d’ouest en ouest. Ses fils viennent du Nord, là où les bonhommes tronqués du Sud rêvent de se rendre pour, pensent-ils, mieux tricoter. C’est un mirage. Le bonhomme de Serguei, notre « moi », le sait bien. Mais comment leur dire ? Pour eux, ce « moi » est né au Nord, a grandi au Nord, vit au Nord alors même que son cœur à lui est placé à l’ouest. Position constante de l’aiguille fixée sur une boussole qui se détraque… Alors, parfois, le bonhomme tronqué ne sait plus tellement de quelles couleurs sont ses fils. Il ne sait plus qui il est. C’est qu’il lui arrive d’oublier que ses fils, qui s’étirent d’ouest en ouest, sont le lieu d’une puissance et d’une merveille qui annulent sa singularité. Il n’est donc pas possible que le « moi » soit figé sur une feuille de papier !

Longtemps, j’ai observé « L’écriture de soi » de Serguei, découpé puis collé sur le mur de ma chambre, à côté de mon lit. Je regardais le bonhomme tronqué, l’observais après ma lecture du soir et finissais toujours par me questionner comme lui se questionne en tricotant, certain qu’au bout du fil il trouvera une réponse. Qui suis-je ? En France, où je suis née, je suis Autre. Aux Antilles, où j’ai grandi, je suis Autre. En Afrique, d’où je viens, je suis Autre. Alors qui suis-je ? J’ai tricoté, inlassablement, pour trouver la réponse : « Je suis étirée d’ouest en ouest ». C’est ainsi qu’étirée, j’ai parcouru le triangle de l’Atlantique, comme s’il s’agissait d’une évidence, d’une trajectoire ordinaire.

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Comme Maryse Condé (Hérémakhonon) et Langston Hugues (The Big Sea), j’ai traversé. Eux aussi étaient étirés d’ouest en ouest. Des Antilles à l’Afrique pour Maryse. De l’Amérique à l’Europe pour Langston. Voguer sur ou voler au-dessus de l’Atlantique. Voilà qui annule l’est, le nord et le sud… Être ainsi étiré, et même parfois tiraillé, c’est cela qui place votre cœur à l’extrême ouest de votre corps. Ce cœur ne bat pas au même endroit que celui des autres. Il bat là où le soleil se couche. Et quand le soleil se couche, vient la nuit. Et la nuit donne une voix aux murmures du jour. La nuit change les chuchotements en palabres incandescentes. C’est en pleine nuit que mes ancêtres ont traversé. Et dans les cales des navires négriers filant sur l’Atlantique, où était le jour, la lumière ? Dans la musique, pour sûr. La musique qui dit l’indicible. Le blues, musique à la couleur du « moi » originel. Le jazz, partition de dissonances qui dit le fatras identitaire de part et d’autre de l’Atlantique. Maryse Condé s’attachait à la dimension de la parole musicale dans son œuvre. Langston Hugues, lui, aura notamment fait appel à Charles Mingus pour relever la musicalité de ses vers.

Écoute-t-on véritablement du blues au beau milieu de la journée ? Discute-t-on en jazz(s) lorsque le soleil est à son zénith ? Ce sont là des musiques que l’on pourrait juger nocturnes parce qu’elles ont la couleur de l’océan dès lors que le soleil se couche… à l’est. Mais elles sont aussi solaires car, une fois étiré d’ouest en ouest, on voit forcément le soleil en pleine nuit. Voilà qui corrige le tir. Aussi, le soleil est bel et bien situé à l’ouest, immuablement. Et c’est en pleine nuit, alors que le soleil continue de briller, que mes héros, Maryse et Langston, se changent en hérauts. Ils élaborent avec brio la couleur des fils de cette « écriture de soi », de ce « moi », entre bleu romantique et indigo royal. En fin de compte, il y a bel et bien de sublimes réponses, magistralement claires-obscures, au bout des fils du bonhomme tronqué de Serguei, notre « moi » éternel, qui tricote à l’Ouest toute.


Dernier ouvrage paru : La solitude des notes bleues, JC Lattès, 2025.

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