Guillaume Lebrun raconte une petite histoire de fin du monde où le danger vient de l’Ouest : les lapins meurent, les humains aussi. Lorsqu’à la fin « le mur Ouest s’effondre », c’est au cours d’« une belle journée ».
J’ai trouvé le premier lapin vers 6 h 30 du matin. Il s’était explosé le crâne contre la grille de la librairie mais il n’était pas encore mort. Il a agonisé pendant une dizaine de minutes. Je l’aurais bien achevé avec une pierre mais je n’en avais pas sous la main. Alors je me suis agenouillée et j’ai attendu.
Chaque os brisé formait une étoile sombre, la cervelle avait jailli à l’impact et recouvrait ses oreilles grises d’une matière rosâtre. Il clignait encore des yeux, son corps d’abord convulsif était désormais traversé de spasmes de plus en plus doux et réguliers, comme une horloge qui s’arrête doucement, dix secondes, cinq secondes, plus rien.
Quand il a cessé de respirer, j’ai regardé le ciel, toujours plus rouge à l’Ouest, puis les étages des quatre immeubles qui enclavent la petite place. Pas un bruit. Les gens étaient soit morts soit endormis. J’ai ouvert la grille, je suis rentrée et me suis directement dirigée vers la pièce du fond pour y rallumer le frigo qui ne me sert normalement que l’été. Enfin, il n’y a plus d’été, mais je me souviens qu’il y en a eu, avant, dans cette autre vie si lointaine et si proche, je me souviens que je me servais du frigo pour y stocker les boissons fraîches. Ici, nous avons encore de l’électricité plusieurs jours d’affilée. On gère quand il y a des coupures. On ne peut pas vraiment se plaindre, à l’Ouest ils n’ont plus rien.
Et l’Ouest se rapproche. La semaine dernière, nous avons eu notre première pluie acide. Il y avait beaucoup de cadavres mais ils ont été emportés très rapidement par les Services de la Ville. Il me faut respecter la même procédure pour le lapin.
Je me penche à nouveau sur le corps, je m’assure une énième fois qu’il ne bouge plus, je le mets dans le sac plastique en prenant bien soin de ne pas le toucher à cause de la contamination potentielle ; je fais un nœud, puis un deuxième. Devant le frigo, j’hésite entre l’espace de congélation et le compartiment principal, je choisis la congélation, je m’assieds sur ma chaise de bureau, je compose le numéro adéquat.

La ligne du fixe grésille, j’avais oublié à quel point c’est insupportable, j’éloigne de mon oreille ce bruit atroce. La dernière fois que j’ai appelé, une jeune femme s’était jetée du toit et je n’avais rien pour la bâcher. Au bout de deux jours, avec les locataires du premier nous avons décidé de la pousser au bas de l’escalier. Elle n’y est plus. Les Services fonctionnent. Je ne sais pas si les locataires du premier vivent encore. Je regarde les rayons vides de la librairie. Il reste quelques classiques, deux ou trois livres d’art. Plus rien ne s’achète, tout se troque, ce que je troque n’a plus de valeur dans ces circonstances ; mais je ne perds pas espoir. La ligne grésille toujours, cela va prendre un moment. L’Ouest devient plus sombre. Les hauts murs que les Services ont construits tiennent encore, mais je ne vois pas comment cela pourrait continuer ainsi. Chaque jour entrave le suivant, les fissures se dévoilent à l’œil nu.
Le deuxième lapin entre dans la librairie par la porte grande ouverte, erratique, fou comme nous tous. Il ne me voit pas, il cherche un mur, il prend son élan, son museau frémit, il sent le monde pour la dernière fois. Il se jette contre une étagère, puis il recommence, il se démantibule volontairement jusqu’à n’être plus qu’un semblant de corps. Derrière la vitrine, je vois le troisième et le quatrième lapin arriver, j’hésite à rabaisser la grille pour leur faciliter la tâche, mais ils n’ont pas besoin de moi, ils trouvent seuls le moyen de mourir en quelques secondes. Je n’aurai jamais assez de sacs plastique ni de frigo pour faire face.
La ligne grésille encore mais c’est un grésillement moins anarchique, quelque chose se connecte, des sons aigus, un message de prévention, le même depuis un an, un clic. C’est un homme qui me répond, je ne savais pas qu’ils pouvaient vivre aussi longtemps. Je lui explique la situation, il écoute en silence, et dans ce silence j’ignore s’il entend au-delà de ma voix les vingt autres lapins qui se tuent sur la vitrine, je ne sais pas s’il perçoit le sang rouge brun qui coule autour des corps qui ne s’agitent plus. Je suis obligée de le relancer. D’une voix mécanique, qui me fait douter de son humanité – est-ce un de ces robots qui ont remplacé les absents des Services –, il me dit que je ne suis pas la seule. Partout dans la Ville, des signalements de même nature lui sont parvenus. Des centaines de signalements, précise-t-il. Je lui demande si quelqu’un finira par venir. Un autre silence beaucoup trop long et d’autres cliquetis me donnent la nausée. Pendant ce temps, d’autres lapins ont envahi la petite place pour tenter d’y mourir, ils doivent sauter toujours plus haut à cause des corps qui s’accumulent. La voix finit par me dire que tout est terminé, ici, qu’il me faut fuir. Mais je n’ai aucune envie de fuir. Je demande de l’aide. Un nouveau silence, je raccroche avant qu’il ne soit interrompu par le même constat lancinant.
Je sors. Les locataires du premier sont morts, je le sais. Et les lapins arrivent désormais par centaines.
J’entends une déflagration qui ne me fait même pas sursauter.
Le mur Ouest s’effondre. Il n’y a plus qu’à attendre la pluie. Je m’assieds au milieu des cadavres et je regarde le ciel rougir. C’est une belle journée.
Dernier ouvrage paru : Ravagés de splendeur, Christian Bourgois, 2025.