La violence au sein des alliances, matière première de la tragédie, fait un retour en force au festival d’Avignon qui met l’accent cette année sur les conflits intergénérationnels, la transmission par les femmes, mères et grands-mères, la variété et le choc des langues.
Nous le remarquions la semaine dernière, on croise à Avignon des personnages qui ne savent plus où ils sont, avec qui, ni pourquoi. Où va-t-on, c’est la question que tous se posent aujourd’hui à Madagascar, confirme Gad Bensalem, auteur d’Enfant, couronné par RFI et mis en voix dans la cour du musée Calvet. L’auteur, qui vit entre Madagascar et la Réunion, évoque par la voix de son personnage un désarroi général, dont un proverbe affiché dans l’épi-bar de Claudette donne la couleur : « Tsisy resy tsy miady », tu as perdu mais tu t’es battu. Doda, conducteur de camion, cherche un père qui semble s’appliquer à le fuir, car il fréquente le même bistrot que son fils les jours où il est sûr de ne pas le croiser, mais ils ont le même talent de faire fuir la clientèle. Le nom de Moramanga, lieu de la grande révolte de 1947, répond sans insister aux accusations de passivité faites aux Malgaches qui, après la fin de la colonisation, ont enduré une succession de régimes pour la plupart désastreux. Seuls vestiges du passé colonial, une gare désaffectée aux rails rouillés, et le collège des jésuites qui a formé une foule d’hommes politiques, dont les présidents Ramanantsoa et Ratsiraka. Bien que Doda note qu’ici tout se fait par la force, « une tare coloniale, sans doute », Gad Bensalem ne cherche pas à retracer l’histoire du pays ni à dénoncer les responsables de son extrême pauvreté, mais à en incarner la souffrance et les doutes par l’image de cette famille emblématique où la violence se transmet d’une génération à l’autre. « Madagascar est un tas de vomi », slamme Doda, la grande île « vomit ses enfants, chaque vie est une petite tragédie ».
Le festival de l’an dernier brillait par l’absence quasi totale de textes dramatiques. Forts de l’exemple de Joël Pommerat, pour qui le texte et la mise en scène, revendiquée comme étant elle aussi une écriture, s’inventent en même temps, nombre de metteurs en scène se font auteurs de leurs spectacles. Le texte n’est ni premier ni second, dixit encore Pommerat, mais ici il tend vers le degré zéro. Thomas Ostermeier réécrit Le Canard sauvage. Christoph Marthaler compose une partition plurilingue pour monosyllabes et onomatopées lors d’une conférence au sommet qui n’a plus grand-chose à dire. Milo Rau adosse ses dialogues à Tchekhov et Brel.
Les discussions vont bon train par petits groupes à la sortie des spectacles, mais les prises de parole en public s’aventurent peu hors des bons sentiments. Sur scène comme dans les diverses rencontres organisées autour des spectacles, l’heure n’est pas aux questions qui fâchent, aucune polémique ni controverse, comme si tout débat était inutile puisque l’unanimité semble acquise sur les deux points à l’ordre du jour, le soutien affiché par les keffiehs de nombre d’intervenants, et la baisse des subventions à la culture. Éric Ruf se demande si c’est une bonne idée d’investir massivement dans l’intelligence artificielle en rognant sur les budgets des arts vivants. Thomas Jolly, lui, recommande aux jeunes qui l’interrogent de se lancer, avec ou sans soutien, parce qu’au théâtre il suffit d’être deux, un qui joue, un qui regarde.

Au dîner offert en l’honneur de son retour au bercail, l’héritier des entreprises Werle a convié un vieil ami, Hjalmar Ekdal, le treizième à table, fils d’un ancien associé ruiné. Les père et fils Werle s’affrontent violemment dans un petit fumoir où parviennent les bruits et chants avinés, puis le plateau pivote vers la demeure de Hjalmar. Une pièce à tout faire, magasin de photo/séjour/cuisine/salle à manger, flanquée d’un petit enclos où les Ekdal logent un canard sauvage blessé et quelques animaux en peluche. Gregers Werle débarque, résolu à leur révéler tous les méfaits de son père. Le ronronnement de la première partie, d’un naturalisme vieux jeu, accentué par la chaleur étouffante de l’après-midi, incitait à la somnolence, mais après l’entracte l’effet déflagrateur de la vérité sonne le réveil en fanfare. Coups de sang, coups de feu, éclats de musique heavy metal.
Thomas Ostermeier a modernisé le drame d’Ibsen en le situant dans un décor des années 1970, et donné une voix plus forte aux femmes, sans les affranchir de la domination masculine. Hedwig n’est plus la victime naïve de l’original. Passée de 14 à 17 ans, elle porte un regard très engagé sur le monde actuel. Dans la même salle, en 2012, Ostermeier avait donné Un ennemi du peuple. Autant cet ennemi suscitait l’admiration par son combat face à l’hypocrisie vénale de sa ville, autant cette fois le zélé militant du vrai fait preuve d’une arrogance bornée, certain qu’il va permettre aux protagonistes d’assainir leurs relations et entamer une nouvelle vie. Faute de recueillir leur approbation enthousiaste, il interroge le public : levez la main ceux qui ont déjà menti à leurs proches, avouez sur le champ, demandez-leur pardon, et commencez une vie nouvelle pure et honnête. À une voix près, au milieu des rires, tous ceux qui ont levé la main refusent d’avouer. Sans se décourager, il persiste dans sa croisade. En dévoilant le secret d’une ancienne liaison, il détruit la famille qu’il pensait libérer des mensonges et réduit au désespoir la seule innocente.
La Lettre est une commande du festival, un spectacle itinérant que Milo Rau a voulu accessible à tous les publics, jouable dans tous types d’espace. Seize lieux dans et autour d’Avignon, dix-sept représentations, le contexte et les blagues varient selon les villes d’accueil. Il entend renouer avec la philosophie de Jean Vilar par des petites formes moins bardées de technologie et de contraintes commerciales.
Un acteur flamand né à Gand, une actrice native d’Orléans, fille d’un Camerounais et d’une Réunionnaise, rêvent ensemble d’interpréter, lui Treplev dans La Mouette, elle Jeanne d’Arc, deux obsessions qu’ils tiennent chacun de leur grand-mère. Ils auraient voulu la Cour d’honneur, mais doivent se contenter d’une modeste salle des fêtes, où ils jouent en alternance des scènes inspirées de Tchekhov et de Carl Dreyer, accompagnées par Jacques Brel qu’adorait la grand-mère flamande, entretissées de leurs souvenirs personnels. Arne de Tremerie et Olga Mouak prêtent leur nom et une partie de leur propre histoire à leur personnage, méthode qu’a choisie Milo Rau pour se tenir au plus près du réel et faire œuvre de théâtre populaire. Pari tenu, à condition que le peuple se contente d’un spectacle divertissant, sans grande ambition. Les acteurs ne parviennent pas à faire dialoguer leurs personnages fétiches, et leurs propos sur la place du théâtre dans leur vie ne dépassent guère les lieux communs. Rau devance les objections en faisant promener sur scène un placard qui affiche « Critique du théâtre bourgeois ». Il a participé à la « nouvelle déclaration d’Avignon » qui dénonce « les massacres organisés par l’État israélien et dans les territoires occupés », mais La lettre ne livre pas de combats politiques, hormis quelques allusions aux votes pour le Rassemblement national dans le Sud, et à l’absence presque totale des socialistes. Ceux qui ont applaudi Antigone in the Amazon l’an dernier risquent de ne pas reconnaître le militant des grandes causes dans cet aimable divertissement.
La lecture orchestrée par Milo Rau de documents du procès, qui se déroulait à Avignon pendant les répétitions de La Lettre, est donnée aux Carmes, et diffusée en direct sur le site du festival. Bien qu’il estime faire là encore du « vrai théâtre populaire », le texte enchaîne les témoignages, interrogatoires, plaidoiries, sans chercher à les mettre en perspective ni construire une progression dramatique. On ne voit pas les vidéos décrites par le procureur, mais on entend assez les injonctions obscènes de Dominique Pelicot à ses invités pour y déceler non pas une quelconque pulsion érotique mais un désir de dominer et d’humilier par procuration cette femme qui sans doute l’intimidait. Intéressant, mais pas de quoi occuper quatre heures de discours. Reste à savoir si la version en sept heures donnée à Vienne par cinquante acteurs offrait plus matière à réflexion, et plus forte chance de faire changer la honte de camp, but déclaré de l’opération.

Kaboul, vue en vidéo par les fenêtres d’un petit salon bordé de divans de mousse. Au centre, une longue table dressée pour une vingtaine de convives va réunir pour la première fois les membres d’une famille dispersée depuis la prise de pouvoir des talibans, jour où Raha (Sumaia Sediqi) a tout perdu. L’installation immersive a été réalisée avec Kubra Khademi, assise en tailleur devant la porte close du salon, qui avait dessiné l’affiche du 76e festival, et exposé ses œuvres à la collection Lambert. Tandis que défilent des images de montagnes, de rues encombrées, de corvées d’eau, de villages enneigés, la voix enregistrée de Raha raconte en anglais sa vie au quotidien, cloîtrée dans cette pièce par les interdictions de travailler, d’étudier, de voyager seule, de lire à haute voix, de chanter, le port du voile intégral, l’exclusion de la vie publique. Sa petite sœur était en classe le jour où on a annoncé aux enfants la fermeture de leur école, tous pleuraient, et ils ne se sont plus jamais revus. Un poste de contrôle est établi devant leur maison. La fin du ramadan est saluée par de terrifiantes rafales de coups de feu. Raha dit n’avoir jamais connu une année entière de paix et ne voir par sa fenêtre que désolation.
Le spectacle en trois chapitres s’inspire d’entretiens pour la radio conduits par Aurélie Charon, réalisatrice avec Caroline Gillet de séries situées dans des espaces où cohabitent plusieurs communautés. Elle interroge en direct, fait dialoguer et voyager ensemble des jeunes qui ont vécu ou vivent encore dans des zones de conflit, Ukraine, Bosnie, Liban, Gaza, Syrie, Palestine, Rwanda, et une Marocaine née à Avignon. Ils racontent leur enfance, les engagements politiques de leurs parents, les circonstances qui leur ont fait quitter leur terre natale, les mères qui ont refusé de partir. Leurs témoignages alternent avec des vidéos de paysages, feuilletons à la mode, repas de famille, dessins, documents d’archives, et des chants dans leurs diverses langues interprétés par Emma Prat. Oksana l’Ukrainienne a été recrutée comme fixeuse par des journalistes français qu’elle a accompagnés sur le front. Hala est fille d’un opposant communiste au régime syrien, emprisonné et torturé à mort. Karam a grandi dans un camp de réfugiés palestiniens. La famille d’Hamir, journaliste et poète gazaoui, réfugiée à Clermont-Ferrand, vient d’obtenir le droit d’asile. Yannick, Rwandais, a perdu sa grand-mère pendant le génocide des Tutsis. Rayane a créé avec ses sœurs et sa cousine une école laïque au Liban. Le nom de l’école, « Esprits libres », pourrait s’appliquer à tous les intervenants, libres de convictions religieuses ou politiques qui voudraient leur imposer le ralliement à un camp. On aimerait parfois entendre la journaliste questionner davantage leurs choix et leurs engagements, leur opinion sur le rôle du Hamas, par exemple. Ils trouvent les Français pessimistes, jamais contents. Déjà pénétrée de l’esprit des lieux, en apprenant qu’elle et sa famille avaient obtenu le droit d’asile, la sœur d’Hamir a eu pour première réaction la colère, qu’il ait fallu un an et quatre mois pour arriver à cette décision.

D’abord seule, elle danse « Sur la place » dans un rond de lumière, puis de très haut, très loin, arrivent en écho les paroles de « Quand on n’a que l’amour » criées par une ombre furtive qui surgit plus tard au fond du plateau, et la rejoint à la fin d’« Une valse à mille temps ». Partenaire discret, se réglant sur les pas de la danseuse, il se déchaîne dans un numéro éblouissant de breakdance, tordu et convulsé par les émotions que lui inspire « Mathilde ». Leurs ombres se profilent sur les parois majestueuses de la carrière de Boulbon, croisent des photos de Jacques Brel, des paysages ruraux, un troupeau de vaches quand sonnent les clochers du « Plat pays », un cercueil porté par des paysans. Les chansons défilent, amères ou tendres, tristes, sardoniques, soutenues par l’humour et le style d’Anne Teresa De Keersmaeker, certaines cocasses où les prouesses physiques de Solal Mariotte font merveille. Quelques-unes des plus célèbres, « Ne me quitte pas », « Amsterdam », « Les vieux amants », « Vesoul », d’autres moins connues comme l’ode funèbre à « Jojo », son ami Georges Pasquier. La chorégraphe voulait à travers ses chansons interroger le présent [1]. Le discours satisfait du Diable à son retour de la Terre, « Ça va », qui ouvre le spectacle, date de 1953 mais semble écrit aujourd’hui :
Rien ne se vend mais tout s’achète
L’honneur et même la sainteté
Ça va
Les États se muent en cachette
En anonymes sociétés
Ça va
Les grands s’arrachent les dollars
Venus du pays des enfants
L’Europe répète l’Avare
Dans un décor de mil neuf cent.
Ça fait des morts d’inanition
Et l’inanition des nations.
Concluons ce volet par un tour au Off, Les 3S. Résumer Hugo en une heure, c’était une gageure. Pierre Jouvencel s’en tire honorablement, croisant discours politiques et poèmes. Dans deux spectacles jumeaux, Victor Hugo, un géant dans un siècle et Humanistes, il donne voix aux orateurs, de Mirabeau à Badinter, qui ont fait franchir des étapes décisives à la réflexion et à la conscience collectives en défendant de nobles causes, pour la tolérance religieuse, les droits des femmes, la laïcité, l’éducation, contre le paupérisme, l’esclavage, la peine de mort. Ubi sunt les Jaurès, les Mendès France ?
[1] Anne Teresa De Keersmaeker, Quand elle danse. Entretiens avec Laure Adler, Seuil, 2025.