Les locataires disparus

En dépouillant plusieurs dizaines de cartons aux Archives de Paris, un trio de recherche formé d’Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Eric Le Bourhis a mis au jour un processus jusqu’alors inconnu de la dépossession des juifs sous le régime de Vichy : la réattribution, par un service dédié de la préfecture de la Seine, des logements dont ils étaient les locataires. Restitution impressionnante d’une enquête menée sur plus de dix ans, leur passionnant livre Appartements témoins propose, au ras des immeubles, une nouvelle histoire de l’exclusion des juifs de la communauté parisienne et française.

Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Eric Le Bourhis | Appartements témoins. La spoliation des locataires juifs à Paris, 1940-1946. La Découverte, 448 p., 24 €

De nombreux travaux, d’historiens (notamment Annette Wieviorka, Tal Bruttmann, Jean-Marc Dreyfus, Pierre Saragoussi) mais aussi de la CIVS (Commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites, créée en 1999), ont largement documenté le pillage dont les juifs de France ont été victimes entre 1940 et 1944. Toutefois, le regard était le plus souvent resté concentré sur ce que l’administration d’après-guerre et la législation des réparations incluaient dans le champ de la « spoliation » : les biens matériels, artistiques ou financiers. Le sort des appartements loués était jusque-là resté dans l’ombre des études sur la vie quotidienne pendant la guerre, sur la Shoah ou sur les spoliations – alors même que les locataires composaient de loin la majorité des juifs vivant à Paris comme des Parisiens en général.

Associant leurs disciplines et domaines (l’histoire de la ville et du logement, l’histoire de l’extermination des juifs d’Europe, la sociologie des politiques de mémoire), Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Eric Le Bourhis se sont penchés sur un phénomène d’accaparement en apparence plus mineur, émergeant des dossiers individuels constitués par un ancien service de la préfecture de la Seine (qui couvrait, jusqu’en 1968 et la création de nouveaux départements, Paris et une soixantaine de communes de banlieue) : l’attribution à des non-juifs de logements loués par des juifs, soit un nouveau type d’« aryanisation », qu’on connaissait par exemple pour les entreprises. Quitte à créer des débats historiographiques qui ne font que commencer, leur livre applique le terme de « spoliation » à cette atteinte particulière et difficile à appréhender, justement parce qu’elle n’a pas été prise en compte par les politiques de réparation, ni par les historiens de la période.

Car dans l’esprit des trois autrices et auteur (qui ont longtemps animé un séminaire intitulé « Perdre son logement »), habiter, même si l’on n’est pas propriétaire, et peut-être d’autant plus qu’un toit est alors la seule chose dont on dispose ou presque, c’est bien posséder un lieu où vivre et, par le biais d’un bail locatif encadré par la loi, avoir des droits sur ce lieu. Pour bien des juifs de la région parisienne, ce bout de papier constituait l’un des ultimes liens sociaux qui résistaient aux mesures antisémites et à leur bannissement de la société. Comme le démontre le livre de manière lumineuse et implacable, c’est ce droit des locataires, ce droit à vivre dans la ville, au sein de la communauté urbaine, que le gouvernement français de Vichy, main dans la main avec l’administration allemande et par l’intermédiaire du « service du logement » de la préfecture de la Seine, a remis en cause pour la population juive de Paris. On ignore aujourd’hui si des politiques similaires ont été mises en œuvre dans d’autres villes françaises au même moment.

Le livre donne un grand nombre de précisions sur l’histoire de ce service. Ses opérations interviennent dans le prolongement de « l’opération Meubles », organisée à partir de 1942 par un service allemand (la Dienststelle Westen) pour piller le mobilier des appartements juifs (voir Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger, Des camps dans Paris. Austerlitz, Lévitan, Bassano, juillet 1943-août 1944, Fayard, 2003 et Sarah Gensburger, Images d’un pillage. Album de la spoliation des Juifs à Paris, 1943-1944, Textuel, 2010). Bientôt vidés de leurs habitants, cachés, arrêtés, internés, déportés, ces logements arrivent en masse sur le marché locatif parisien, structurellement en crise depuis des décennies : à Paris, et d’autant plus pendant la guerre, on peine à se loger. C’est alors un autre fait méconnu qui va jouer sur le devenir de ces appartements, situés la plupart du temps dans des quartiers populaires : la multiplication des attaques aériennes alliées et les destructions de nombreux logements où vit la population civile près des sites militaires allemands qu’elles visent, en particulier en banlieue.


Immeuble du 2 rue Pernelle, siège du Service du logement de la Préfecture de la Seine © Métais/Direction de l’Urbanisme/ Ville de Paris/Archives de Paris

Les rafles et les déportations vont alors devenir une aubaine pour appliquer la politique sociale dont Vichy se prévaut à l’égard des classes populaires et des sinistrés des bombardements, à grand renfort de propagande et d’organismes aussi humanitaires que collaborationnistes. Dans les appartements de ses propres victimes qu’il pourchasse et livre à l’administration allemande, le gouvernement français va reloger celles et ceux qu’il considère comme les « bonnes victimes » de la guerre – les victimes des bombardements de l’ennemi allié –, ainsi que ses propres fonctionnaires et, bientôt, une foule de gens cherchant simplement à changer de logement. À l’été 1943, au 2 rue Pernelle, dans le Marais, une administration spécifique, avec ses bureaux, son personnel, sa routine, sa hiérarchie, est sur pied pour réattribuer, par l’intermédiaire de nombreux gérants, les baux locatifs des juifs à des non-juifs.

Cette politique, clairement fondée sur un principe raciste (seuls les logements désignés comme « juifs » sont visés, tandis que les logements « non-juifs » ne sont pas concernés), entre peu à peu dans les mœurs de la préfecture comme des Parisiens, que leurs lettres de candidature et de dénonciation montrent tout à fait prêts à bénéficier de logements qu’ils ont souvent pu visiter, parfois même choisir grâce à un concierge, à leur voisinage et à leurs relations avec les autorités. Systématisée, la spoliation des baux locatifs s’affirme comme une politique sociale fondée sur une politique antisémite, où interviennent autant les autorités que la société parisienne. Mais, contrairement au reste des mesures prises par le régime de Vichy contre les juifs, encadrées par des textes législatifs, cette « aryanisation par le bas » a pris la forme d’une action strictement administrative, en dehors de toute légalité. Elle aboutit à l’intervention directe de l’État dans le domaine privé – du jamais vu dans l’histoire de la propriété en France.

En partant de situations locales et incarnées, le livre d’Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Eric Le Bourhis donne une matière très riche pour penser les étapes par lesquelles une politique raciste ôte ses droits à une partie de la population. Pour Vichy et pour ceux qui en bénéficièrent, les juifs n’étaient déjà plus des locataires ou des voisins comme les autres : ils étaient devenus des locataires et des voisins juifs. Au terme de « l’aryanisation » de leurs logements, les juifs ne faisaient plus partie de la communauté urbaine. En cela, le processus décrit relève bien du plus large processus de l’extermination, qui a pris simultanément de multiples formes autres que la déportation.

Ce sidérant processus a affecté des milliers de logements dans Paris et une vaste partie des juifs présents alors. Il apparaît au fil des vingt-six brefs chapitres de l’ouvrage, toujours conclus par la photo d’un immeuble ou d’une rue, proposant une micro-histoire sociale d’un processus dont le caractère localisé permet de décrire les logiques plus générales présidant à l’expulsion des juifs de leur propre ville. Dans une écriture dense en informations, mais toujours limpide et captivante (et particulièrement cohérente pour un livre écrit à trois mains !), Appartements témoins établit de manière fine et vivante la chronologie, la composition et le fonctionnement de ce « service du logement » dont l’intitulé cache une effroyable, gigantesque et minutieuse machinerie criminelle : propriétaires cherchant à conserver des loyers, administrateurs nommés par les autorités pour organiser les visites et gérer les baux, concierges et voisins désignant les appartements libres (ou, plus rarement, aidant leurs anciens locataires), candidats comparant les appartements, sollicitant directement les autorités pour parvenir à leurs fins, cherchant à se mettre à l’abri ou à faire de bonnes affaires…

Hélène et Israël Malowanczyk au balcon de leur appartement, dans le 11e arrondissement de Paris (entre 1935 et 1939). Israël est déporté à Auschwitz. Cachées, Hélène et ses deux petites filles ne pourront jamais rentrer chez elles © Memorial de la Shoah/Coll. Renee Rebecca Malowanczyk

Dans cette histoire, où sont les victimes ? Les archives du service les évoquent peu, ou seulement de manière indirecte. Il revient alors à l’historien-ne de lire autrement les documents, « de biais », pour faire émerger les vies qu’ils maintiennent dans l’ombre et qu’ils ont contribué à détruire. C’est ce que s’efforce de faire le livre, en trouvant des astuces : retrouver des noms et des adresses dans d’autres archives moins liées à la Shoah (recensements, fiches du cadastre, photographies). Les vies des locataires juifs apparaissent encore, à contre-jour, dans les lettres d’une population parisienne dont ils faisaient pleinement partie, mais qui n’hésita guère (hormis quelques cas courageux voire héroïques) à profiter de leurs malheurs. Elles surgissent aussi dans des sources d’après-guerre, quand, s’ils ont pu survivre et trouver assez de force pour affronter les nouveaux occupants et une administration récalcitrante, les expulsés essaient de faire valoir leurs droits.

L’une des surprises (et l’une des forces) de ce livre est en effet de ne pas clore l’histoire qu’il raconte au départ de l’armée allemande et à la chute du gouvernement de Vichy en août 1944. En poussant l’enquête jusqu’en 1946, Appartements témoins s’intéresse à la fois au retour des victimes qui voulurent récupérer leur logement et aux réactions des Parisiens et des autorités. De manière assez stupéfiante, il montre que, lorsque les expulsés ont réclamé leur bail et essayé de faire valoir le droit de locataires en justice, ils se sont confrontés à un antisémitisme qui ne s’était pas interrompu avec la Libération, comme le montrent les sidérantes manifestations populaires « pour le logement » (et contre les juifs) qui marquent l’actualité parisienne de l’automne 1944. Mais le livre montre aussi, et c’est un énième de ses apports, que les autorités issues de la Résistance ne voulurent pas prendre en considération la spoliation des logements loués. Destinée à mettre fin aux conflits urbains liés au retour des locataires juifs, l’ordonnance prise par le gouvernement provisoire le 14 novembre 1944, tout en définissant les contours des spoliations et de leur réparation, a simultanément empêché les victimes de revenir chez elles… permettant à leurs successeurs et leurs descendants d’y rester. Est-ce à dire que ces locataires, la plupart du temps pauvres et aux familles décimées par l’extermination, comptaient trop peu pour être écoutés et entendus ?

L’absence de réparation de cette spoliation semble être une des raisons de l’oubli dans lequel elle a été plongée pendant quatre-vingts ans. On sait ce que de telles procédures font naître, en général, de documents qui deviendront plus tard une manne documentaire pour les historiens ; en l’absence de politique reconnaissant ces pertes, la spoliation des baux locatifs a pu être reléguée à un phénomène qui, à l’instar de ses victimes, ne comptait pas, ou pas assez. En réinscrivant ces milliers d’existences parisiennes dans la géographie urbaine, en replaçant dan l’histoire de Paris un peuple qui y manque, sans misérabilisme, mais sans indifférence non plus, Appartements témoins atteint une épaisseur mémorielle, émotionnelle, toujours nourrie par l’enquête dans les sources. Outre les mémoires familiales qui, peut-être, conservent le souvenir d’un appartement abandonné ou occupé, restent des archives qui documentent des bouts d’existences. Comme le reste des archives publiques, les dossiers du service du logement sont disponibles pour tout un chacun ; depuis cette recherche, ils ont été ré-inventoriés, re-cotés et re-nommés par les archivistes de Paris – ce qui équivaut à donner une nouvelle vie à ces documents. En l’absence des derniers témoins, il nous reste aussi des rues, des immeubles, des appartements, des trottoirs, des portes, des fenêtres, silencieuses traces de nos voisins disparus.