Regarder et philosopher

Entre légende épique et vérité historique, littérature et arts visuels, spectacles de Buffalo Bill et autres formes de l’imaginaire enfantin, « le » western se révèle un objet protéiforme qui a réellement instauré son mode d’existence par le truchement du cinéma. L’aventure filmique de l’Ouest se double d’une invitation majeure à la réflexion, précisément parce qu’elle donne à voir ce qui sans elle resterait inaperçu, comme tant d’autres récits mythiques qui n’ont pas eu la chance d’être tournés par John Ford.


Le mot « western » a traversé l’Amérique et le monde en ne se limitant nullement au cinéma. D’abord épithète, il désigne des histoires de l’Ouest (western stories), le point cardinal se révélant lui-même plus relatif qu’on ne le croit : l’Ouest s’éloigne toujours et le Pacifique est un horizon bien lointain, à peine imaginable pour les pionniers. L’Ouest progresse à la mesure de l’éloignement de la Frontière : les terres centrales, celles du Missouri de Mark Twain par exemple, sont assimilées sans conteste à cet Ouest toujours déjà relatif. La substantivisation affecte, il est vrai, le cinéma, et tout le monde sait ce qu’est « un » western – en dépit du fait que le genre lui-même est bien plus difficile à définir avec quelque rigueur, traversant à la fois l’épopée, le drame, le mélodrame et même le musical : il y a des chefs-d’œuvre dans la catégorie western songs (A Gal in Calico, par exemple) mais rien ni personne ne me fera regarder un western avec des singing cowboys

Pour en finir avec les considérations générales, le devenir historique du genre audiovisuel relève du cas d’école. Genre hollywoodien majeur dès l’époque du muet (près de deux mille films furent tournés, presque tous sont perdus, il en reste à peine plus d’une centaine), le genre triomphe au temps du parlant, connaît bien des évolutions, avec notamment le « surwestern » des années 1950 cher à André Bazin – puis disparaît. Seul le musical connaît un trajet identique, alors que la comédie ou le film criminel poursuivent leur chemin en dépit de la crise des années 1960. Cependant, si les coûts exorbitants de la comédie musicale peuvent expliquer à eux seuls l’abandon de la production de masse (il y aura toujours des exceptions comme West Side Story ou The Sound of Music, succès planétaires signés Robert Wise), la disparition du western est relative : le genre disparaît du grand écran états-unien pour mieux revenir, tel un fantôme familier, à la télévision à l’époque d’Au nom de la loi (avec Steve McQueen) ou de Bonanza. Toujours très précis sur le plan de l’histoire du cinéma, Quentin Tarantino situe l’action de Once Upon a Time… in Hollywood en 1969 dans des studios occupés par la télévision, et les personnages incarnés par Leonardo DiCaprio et Brad Pitt sont respectivement acteur et cascadeur… de western. Même audiovisuelle, l’existence du western ne se réduit pas au cinéma, comme le démontre par exemple le succès récent de la série Yellowstone.

Il n’en demeure pas moins que le western classique parlant (1930-1960) domine à la fois l’histoire du genre et celle des réflexions critiques qu’il a engendrées. Pour passer du contexte à la philosophie par un double court-circuit, la situation peut se résumer ainsi : le cinéma est le seul lieu qui permet de voir, le reste est du visuel et ne compte pas ; le western est l’unique point de vue qui permet de comprendre l’Amérique – y compris celle de Donald Trump. Le western classique paraît renvoyer à un autre âge des États-Unis, mais ce qui met en valence – signifiant essentiel – se situe au cœur du délitement actuel de la démocratie américaine. Expliquons.

LE WESTERN : HISTOIRE ET PHILOSOPHIES MÊLÉES Ouest 2025
« Crooked Trails », Frederic Remington (1921) (détail) © CC0/WikiCommons

Il y va en premier lieu de l’acceptation d’un ordre, la « Loi » (selon Stanley Cavell dans La projection du monde) ou encore l’« ordre bourgeois » (selon André Bazin, suivi en cela par Robert Pippin dans Philosophie politique du western). Implanter le droit dans les contrées sauvages (le wilderness) se révèle vite une gageure. L’homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1961) est sans conteste le chef-d’œuvre récapitulatif consacré à la question. Le schéma dialectique du film, parfaitement compatible avec l’hégélianisme assumé de Pippin, est fort bien connu : une terreur de l’Ouest, le dandy au fouet Liberty Valance (Lee Marvin), a autrefois été mis hors d’état de nuire. On croit depuis des décennies que l’auteur de ce haut fait est un jeune homme de loi devenu depuis le sénateur Ransom Stoddard (James Stewart) ; de retour à Shinbone pour les obsèques de son vieil ami Tom Doniphon (John Wayne), Stoddard va raconter au journaliste local sa difficultueuse installation dans l’Ouest, sa rencontre immédiate avec le terrible Valance – il est laissé pour mort à cette occasion – puis avec sa future femme Hallie (Vera Miles) et son fiancé Tom Doniphon. Lors du gunfight final du récit enchâssé, Stoddard passe pour être le vainqueur du duel l’opposant à Valance. Sa réputation d’avocat candidat-gouverneur repose sur le fait qu’il est « l’homme qui tua Liberty Valance » ; Tom Doniphon lui apprendra que c’est lui qui a abattu le dangereux hors-la-loi ; Hallie lui avait demandé de protéger ce jeune blanc-bec idéaliste peu « armé », au propre comme au figuré, pour affronter Valance.

Par-delà la phrase très célèbre sur la prévalence de la légende sur la vérité (« Quand les faits sont transformés en légende, publiez la légende »), le film de John Ford reste d’une étonnante actualité par sa mise en place (et en forme) d’un schéma où le rationnel devient en effet réel : la Loi ne peut être imposée par elle-même, par sa seule force, il lui faut l’adjuvant de la violence – qui ne dit pas son nom : « la nature aime à se cacher ». La sentence d’Héraclite décrit fort bien la persistance de la violence « sous couvert » de la Loi. Dans une note terminant le chapitre 9 de La projection du monde, Stanley Cavell rencontre pour sa part les analyses de Jean-Pierre Vernant sur le héros de la tragédie grecque : « le héros qui est nécessaire à l’instauration de la justice doit disparaître après cette instauration, et à cause d’elle ». Robert Pippin insiste quant à lui, à la suite d’André Bazin, sur la nécessaire instauration de l’ordre bourgeois, qui s’oppose à la « vie authentique » et à l’autosuffisance du westerner.

L’idéal bourgeois de coopération et d’entraide passe par une répression des instincts, magnifiquement analysée par Freud dans Malaise dans la civilisation. Se soumettre à l’ordre passe par une perte multiple : du respect de soi-même, de l’estime de soi, de la réalité de son désir. Ces « petits blancs frustrés », plus ou moins pauvres et surarmés qui ont élu et réélu Donald Trump, ont entendu le message de « perte d’indépendance ». Une telle opposition en recouvre d’autres, comme celle des agrariens et des citadins, des fermiers et des éleveurs, de la Prairie ouverte ou clôturée. Subsumées par les grandes pensées authentiquement américaines, comme le transcendantalisme d’Emerson et de Thoreau, mis à plat par les westerns de John Ford et aussi d’Anthony Mann (cinéaste qui révèle la densité métaphysique et l’âpreté morale de personnages dominés par leur passé et leur désir de vengeance ou de rachat), ces grandes tendances d’appel à la nature et à l’indépendance ont servi de carburant à un discours dont il ne faut pas s’étonner. Tout était là, chez Ford, chez Bazin, chez Freud. Les philosophes américains parlent pour leur part en réelle connaissance de cause. Seul le western dévoile l’essence de l’Amérique ; seul le cinéma permet de voir.

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