À l’ouest de Fox Point

Frontier veut dire à la fois « limite » et « frontière », concept flou souvent assimilé à l’Ouest américain. Toutes les frontières se valent-elles ? Quand on était adolescent au début des années soixante-dix dans une banlieue de Milwaukee, on voyait dans les limites de sa commune un symbole du mythe de l’Ouest, ainsi que de sa disparition, chantée dans un tube qui faisait rage :  American Pie


« The three men I admire most, the Father, Son and the Holy Ghost, they caught the last train for the coast… »

Fox Point, avec sa population de sept mille habitants dans les années 1960, était le fleuron de la Gold Coast, zone regroupant les banlieues aisées qui rallongeaient le lac lorsqu’on traversait la frontière nord de la ville de Milwaukee. Je dis « frontière »  alors que l’expression habituelle serait « limites municipales » (city limits) parce qu’enfant j’étais fasciné par ce concept. À quel instant précis franchit-on une ligne de démarcation ? Pourquoi n’y a-t-il pas de barrières, de murs, de soldats, de tours fortifiées pour marquer la limite et protéger chaque commune ? Fox Point, la mienne, coexistait en paix avec sa voisine du sud, Whitefish Bay. Comment comprendre leur entente cordiale, à l’opposé de la nature humaine ? Whitefish Bay avait une population deux fois plus importante : avaient-ils renoncé à toute velléité de grignoter du terrain chez nous ? Ils allaient même jusqu’à nous prêter des flics et des pompiers lors des crises qui dépassaient la capacité de nos effectifs.

School Road – une voie de seulement cent mètres de longueur menant du lac à Santa Monica Boulevard – était le seul endroit où les deux banlieues se côtoyaient. Le contraste était saisissant : d’un côté, Whitefish Bay, situé à dix minutes en voiture de la « grande ville », préservait une dimension urbaine, avec ses trottoirs, ses feux et une certaine densité d’habitation. De l’autre, Fox Point, avec son esthétique quasi rurale qui interdisait les trottoirs et les feux, et où des fosses ouvertes permettaient l’écoulement des eaux de pluie. Mon village n’était pas à proprement parler constitué de « maisons » mais plutôt de bungalows, signe de l’influence de Frank Lloyd Wright, natif de notre État. Les immeubles épars rasaient le sol, ces ranch houses évoquaient la prairie, l’absence d’une végétation abondante rappelait l’époque des glaciers à l’effet de rouleau compresseur : Fox Point, géologiquement plat et ennuyeux, était un microcosme du Midwest entier.

Gold Coast © CC-BY-4.0/RB Photo/Flickr

Une carte accrochée dans ma chambre fournissait un plan de la région au XVIIIe siècle, quand elle était française et s’appelait le « Territoire du Nord-Ouest ». On apercevait encore des vestiges de cette cartographie dans les années 1960 : la voie ferroviaire près de la maison appartenait au Chicago and Northwestern Railroad, alors que la société d’assurance la plus importante de la ville s’appelait Northwestern Mutual Life Insurance Company. La nuit, j’éprouvais un regret inexplicable pour cette septentrionale occidentalité éphémère lorsque les klaxons des trains retentissaient pour avertir les voitures de leur passage imminent ; en réalité, leurs wagons se dirigeaient vers Minneapolis, mais j’imaginais que dans quelques heures, dans un coin ignoré au fin fond du Wisconsin, ils allaient percer un trou spatio-temporel pour atterrir dans l’ancien Territoire du Nord-Ouest, afin de livrer leurs cargaisons à des commerçants de fourrures qui s’exprimaient avec un accent québécois. Il ne restait rien de cet héritage français, si ce n’est qu’une fois par an, le 14 juillet, dans le square devant la cathédrale de Milwaukee, on fêtait « Bastille Day » (prononcé ‘bastil’), en portant des bérets basques et en mangeant des croissants.

Les États-Unis, royaume du kitsch ? L’Amérique a comme but d’étendre le domaine du mauvais goût, de saboter le principe même de l’élégance, coupable d’instaurer une distance entre les gens. Les touristes à Paris sont des mercenaires dans ce conflit civilisationnel : habillés comme des enfants dans la cour de récré, ils interrogent à leur insu le célèbre chic parisien, ils montrent par leur désinvolture que nous sommes tous des personnages de Disney, sympathiques, gentils et ouverts. La Ville Lumière leur rend la monnaie : de plus en plus de vitrines sont remplies de Tours Eiffel miniatures et de T-shirt I (cœur) Paris. Lorsqu’on love Paris, on aime l’effacement d’une ville trop exotique, trop difficile à déchiffrer, convertie en boutique à souvenirs.

À Fox Point, le travail de rouleau compresseur a déjà été accompli. Il faut aller à l’extrême ouest du village pour observer quelques vestiges d’un passé insondable : les quatre dernières rues nord-sud s’appellent Seneca Road, Navaho Road, Mohawk Road et Iroquois Road. Pourquoi avoir affublé ces voies de noms de tribus, pourquoi les avoir reléguées à l’extrémité occidentale de la commune – le district le moins privilégié, relativement « pauvre » par rapport au reste, situé juste avant la frontière avec la ville de Glendale ? N’est-ce par pour montrer que le concept de « frontière » est relatif, que celle-ci se trouve partout et nulle part, que la limite occidentale du village vaut autant, sur le plan symbolique, que celle située à Malibu ?          

Don McLean l’a compris, il a sorti American Pie en 1971 : j’avais quatorze ans et j’étudiais à Nicolet High School, nommée d’après Jean Nicolet, coureur des bois au XVIIe siècle. On était tous fous du tube, on s’appliquait à en saisir les paroles, ouvertes à de multiples interprétations. Au premier abord, la chanson parlait de la mort de Buddy Holly dans un crash d’avion en 1959, évènement dont McLean avait pris connaissance un matin quand, encore adolescent, il livrait des journaux (the day the music died). Mais au fond il s’agissait d’autres choses : la fin des années 1950 suivie de celle des années 1960, c’est-à-dire la perte de l’idéalisme américain, de l’idée qu’on puisse chanter, être enchanté.

Voici le refrain : Bye, Bye Miss American Pie, drove my Chevy to the levee but the levee was dry, and good ole boys were drinking whiskey and rye, singing ‘this’ll be the day that I die’.

La « levee » – digue –, ligne de démarcation composée d’eau et de terre, dissimule ses origines profondes – signalées par son nom à consonance française –, profondeur inutile parce qu’asséchée. Le chanteur l’apprend à ses dépens en allant vers l’Ouest dans son bolide démodé, relique des années 1950 ; son élan sera arrêté par la digue. Sur place, les péquenauds se saoulent à l’aide d’une vieille boisson, eux sont résignés à mourir, peut-être n’avaient-ils aucun idéalisme à perdre ?

Le chanteur, lui, garde espoir, mais pas pour longtemps, parce qu’il va croiser les trois hommes qu’il « admire le plus » : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Puisque la musique est morte (the music died), eux aussi ont décidé de plier bagage, de rattraper « le dernier train pour la côte » (Ouest). C’est bizarre : qui emprunte le train pour traverser le pays ? Pourquoi la Trinité n’a-t-elle pas acheté un billet d’avion ? Qu’espère-t-elle découvrir dans ce mode de transport incommode ? La frontière ? Elle n’est plus tangible, elle s’est évaporée telle la digue, pour être reconstituée à l’intérieur de chacun, une ligne de démarcation virtuelle entre (en)chanteurs et morts vivants. On doit dorénavant la porter en soi lors du déplacement occidental : la seule perspective qui s’ouvre est celle d’un horizon sec et silencieux.

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