On ergote sur la répartition du monde, sur la persistance d’antagonismes entre l’Ouest et l’Est, l’Occident face au Sud global, la montée des extrêmes en politique ; mais qui s’intéresse à ceux qui glissent le pied gauche dans la chaussure droite ? Qui pense aux désorientés ?
Les systèmes d’orientation organiseraient-ils la société en strates ? Imaginez qu’en bas de l’échelle s’agglutine le groupe des Gauche-Droite. Ils se satisfont d’indications rudimentaires, de proximité. Rien d’étonnant à ce que l’on y croise des fanatiques de l’hexadactylie. Un sixième doigt à chaque main et les phalanges, ointes par l’encre du tatoueur, se font l’autel de ces directions. Savoir se diriger sur le bout des doigts, au pied de l’échelle, au pied de la lettre.
La classe moyenne regroupe les Ouest-Est. Ils maîtrisent la gauche et la droite mais ne s’en contentent pas. Ce sont des gens du monde qui ne jurent que par les points cardinaux. Rien n’est à gauche, tout est à l’Ouest. La majuscule, porte d’entrée vers l’élégance et gage de distinction. Leur ambition s’exprime dans la quête de l’universel. Il faut se hisser à hauteur du globe, ce qui exige une maîtrise experte de la rose des vents. Et voilà que les Ouest-Est lèvent les yeux au ciel lorsqu’un péquenaud agite son plan dans tous les sens pour l’accorder à sa rose déviante. C’est ainsi, la carte doit correspondre à son monde étroit, ordonné selon sa droite et sa gauche. Il vit dans l’horizontalité du plan. Les points cardinaux, point trop n’en faut.
Reste ceux d’en haut, les Bâbord-Tribord, qui considèrent que 70 % d’eau sur la planète leur octroie tous les droits ad maris nauseam. Ils constituent le groupe des dominants, soumis à la seule ligne de foi, qui désigne le saint axe longitudinal du bateau. Il indique sa direction de manière relative, j’y reviendrai. Cette société a aussi son lot d’hérésies. Que dire des Côté-cour-Côté-jardin sinon qu’ils savent se faire discrets. Face aux ignares, ils s’en tiennent à répéter leur signalétique à chaque rangée : « Il est où ton siège ? Côté jardin. C’est où, côté jardin ? Bon, ils ont l’air confortables, les strapontins. » J’imagine que les CC-CJ se glissent, malgré eux, dans la triste masse.
Où placer ceux qui n’y comprennent rien à la droite et à la gauche ? Ils se trahissent par les lettres D et G qui figurent parfois sur le dos d’une main ; « la droite, c’est celle qui écrit », conseille un quidam, laissant les gauchers et les ambidextres ahuris. Le grain de beauté prend tout son intérêt, un doigt tordu devient indispensable. L’irrégularité marque la direction. Pour Ouest et Est, c’est la même rengaine : comment savoir, qui s’en souvient, est-ce codé sur un chromosome qui portait aussi le gène de l’hexadactylie ?
Alors, les marginaux élaborent des stratégies pour tenter d’intégrer l’un de ces groupes. Dans quels lieux peuvent-ils se manifester, où pourrait-on les apercevoir à l’œuvre ? Moteur de recherche ouvert, je me lance avec une question simple et plusieurs pages apparaissent. Me voilà plongée dans la faune des juteux blogs en ligne.
Premier constat : problèmes de mémoire. Le 6 mai 2015, un utilisateur du blog Zestdesavoir avoue tout penaud : « J’ai un problème avec right et left. Je ne sais pas si c’est droite ou gauche. Je crois que left c’est droite et right, gauche, enfin je sais pas. » À vingt minutes d’intervalle, deux membres du groupe Gauche-Droite lui viennent en aide : « dRoite, R comme right », le second complète : « et Left comme L’autre coté ». La communauté des G-D délibère, la réponse est estampillée « Certifiée réponse utile ».

Toutes les observations convergent vers le même résultat : la mnémotechnie fait partie des leviers. Mémoriser les directions devient l’épreuve décisive pour espérer intégrer la société. L’assimilation des codes s’avère pourtant délicate. Les techniques s’annulent et se rectifient en permanence. L’internationale de la classe Gauche-Droite se casse le nez dans ses tentatives d’union et d’intégration de nouvelles recrues : « Je crois que les Anglais mettent leurs mains devant eux. Avec la main gauche le pouce et l’index forment un L. » On leur rétorque : « Faut bien penser à ne pas se mettre en mode « je tends mon assiette », pour celle-là. » Quand le ventre parle, les bonnes idées se perdent dans la Manche.
Le corps offre un bon support à la mémoire, mais l’espace a ses mérites : « Quand j’étais petit j’avais mémorisé que dans ma classe, la cour de récréation était à gauche et à droite il y avait des arbres. » Espérons de tout cœur qu’il est instituteur.
Certains parmi les plus ambitieux visent d’emblée la classe moyenne. Les marginaux demanderont : « Où est l’Est ? », on leur répondra : « Où est l’Est ». Concis, rationnel, efficace (il faut désapprendre à lire : ouessssstlest). Plus poétique, moins phonétique, pensons à Éluard, humaniste de classe moyenne, qui guide avec son OrangE les égarés de la Terre toute bleue. Mais les francophones accusent tout de même leur rose des vents d’être une épine dans le pied. Embourbés dans des stratagèmes linguistiques qui s’annulent en permanence, ils succombent parfois à la version anglaise : « Never Eat Soggy Waffles », dernière bouée de sauvetage avant le déclassement (North East South West se suivent selon les aiguilles d’une montre).
Pourquoi diable ces techniques n’amoindrissent-elles pas la part d’égarés ? Quel mécanisme soutient chaque classe pour se distinguer de l’autre ? Essayons avec l’OrangE. Le mot n’est utile que si l’Ouest se place à gauche et l’Est à droite. La classe moyenne ne s’atteint que si les codes de la classe inférieure sont assimilés sur le bout des phalanges.
Le même principe vaut pour la classe dominante. Les Bâbord-Tribord savent se tenir hors de portée. Ils livrent à qui veut l’entendre une phrase pour retenir facilement le langage maritime. L’ascension sociale tiendrait à la lingerie d’un marin. Avant de prendre le large, il emporte avec lui « Un Tricot Vert et Deux Bas Si Rouges ». Un truc pour se souvenir des directions et repérer les balises à l’entrée du port : Un pour impair, Tri pour Tribord, Cot pour le cône de la balise maritime et Vert pour vert. Deux pour pair, Bas pour Bâbord, Si pour cylindre (toujours la balise) et Rouge pour rouge.
Le secret de leur suprématie tient à cette phrase. Après avoir déchiffré les trois premières syllabes, vient un mot qui ne tient qu’à lui-même. Vert pour vert. Et il faut savoir, savoir que vert est à droite. Retour en bas de l’échelle. Ils se maintiennent en haut grâce à ce que j’appellerai sans excès un système de référence en enfilade. L’un requiert l’autre qui crie l’évidence, qui ne l’est en vérité pour personne sinon pour celui qui pilote son bateau. Vous avez beau grimper, vous rapprocher du sommet, derrière la lingerie de couleur iodée se dissimule une domination crasse.
Du haut de son strapontin, l’hérétique ouvre grand ses bras : « « Jésus Christ » (Jardin à gauche, Cour à droite) – ou, si l’on est athée, « Jules César » : ça marche aussi. » Sur les phalanges, ça marche aussi, ou presque.