Un espoir fou

Les parcours d’Abd el-Kader et de Karima Berger se lient dans ce livre surprenant. Passant du récit intime au récit historique, l’autrice montre l’indéniable modernité et l’universalité de celui qui fut émir (commandeur des croyants) et un des premiers résistants à la conquête française de l’Algérie, considéré comme le fondateur de l’État algérien moderne.

Karima Berger | Abd el-Kader. L’Arabe des Lumières. Albin Michel, 282 p., 22,90 €

Tout comme le destin exceptionnel d’Abd el-Kader semblait être prédit par une vision qu’a eue son père à sa naissance en 1808, des signes prédestinaient peut-être Karima Berger à s’intéresser à cette figure historique. À commencer par la terre qui l’a vue naître, à l’ouest de l’Algérie, où Abd el-Kader est aussi né. Il est issu de la confrérie Qadiriyya, une des plus vieilles confréries soufies du monde musulman. Son père, Mohieddine, en était le maître en Algérie, et c’est lui qui aurait dû être émir en 1832, mais il refusa en raison de son âge pour céder la place à son fils Abd el-Kader, avec en tête toujours cette vision.

Le prénom Abd el-Kader signifie littéralement « serviteur du tout-puissant », ce qu’il a tenté d’incarner sa vie durant, alors que le prénom Karima, la « généreuse » en arabe, a aussi influencé concrètement la vie de l’autrice : « Si je me tiens droite aujourd’hui, c’est grâce à cette onction première. » Les deux prénoms sont très communs encore aujourd’hui en Algérie et dans de nombreux pays arabes, mais, même pour les arabophones, le livre permet une redécouverte de leurs sens profonds. C’est aussi vrai pour les nombreux mots et expressions en arabe qui jonchent ce texte et qui sont traduits de manière à faire apparaitre des nuances et des subtilités précieuses pour comprendre le parcours spirituel de l’émir particulièrement. Comme le grand djihâd, le personnel, l’intérieur, qu’il a mené longtemps, puissamment et qui avait plus d’importance à ses yeux que le petit djihâd, extérieur, entre hommes, qui se fait contre un ennemi menaçant l’islam. Étudier et prier ont été en effet les activités les plus constantes dans la vie d’Abd el-Kader.

Érudit, grand mystique, il admirait la pensée soufie d’Ibn Arabi, une figure très importante pour lui et qu’il contribua à faire connaître à la fin de sa vie. Ce qui, du point de vue de la langue toujours, réjouit Karima Berger : « Qu’un Algérien revivifie les écrits dormants du plus grand des musulmans d’Orient, cela sonne pour moi comme une très douce revanche sur le mépris parfois opposé aux Algériens sur leur arabité linguistique. » Elle semble avoir également trouvé en Abd el-Kader une inspiration, une « boussole » qui l’aide à comprendre et à vivre la réalité contemporaine. Elle évoque longuement et avec enthousiasme la lecture de son Livre des haltes et de ses autres textes, décrivant avec ferveur, en s’adressant parfois directement à lui, les révélations qu’ils ont suscitées en elle. Elle rappelle aussi les circonstances dans lesquelles elle les a lus, et partage sa propre expérience : « Si en « racontant » l’Émir Abd el-Kader, je m’autorise à y mêler mon propre récit de moments fondateurs de mon expérience Abd el-Kader, c’est que lui-même fonde sa pensée sur l’expérience vécue, cette part sensible qui, seule, peut fonder une vérité spirituelle, en nous, intériorisée. »

Abd el-Kader à Damas, vers 1862 © CC0/WikiCommons

Ainsi, deux itinéraires spirituels se croisent dans ce livre qui dépasse la simple biographie. Les parcours se rejoignent en de nombreux points, en ce qui concerne l’éducation religieuse, par exemple. Abd el-Kader a été initié à la lecture et à la récitation du Coran très jeune par sa mère, cultivée. L’autrice a aussi fait l’expérience enfant de la récitation du Coran dans une mosquée de la ville de Médea, elle se souvient avec force détails de l’intensité charnelle que cet exercice lui a procurée. Leur soif de lecture et de savoir semble être donc un autre grand point commun.

Quand les défaites de l’émir sont évoquées, il est toujours question de la perte des livres précieux accumulés. Dès le début de la colonisation, les Français pillent les livres, « la culture » de sa famille. Lorsqu’au bout de deux ans de résistance et de combat contre les Français, il signe un accord avec eux, en 1834, pour être sultan des Arabes, il tentera d’unifier le pays et de le moderniser en imaginant et en bâtissant une capitale, Tagdempt, qui comptait des écoles et de grandes bibliothèques, elles aussi détruites par les Français lors de la rupture de l’accord. Particulièrement éprouvé par la destruction de cette ville, l’émir décide d’en monter une nouvelle, mobile, nomade, la fameuse Smala qui comptait 30 000 habitants et de nombreux livres. En 1843, elle finira elle aussi totalement anéantie par le duc d’Aumale, qui prend tous les livres trouvés, ils sont maintenant « conservés » en France sous le nom des manuscrits de Tagdempt.

Après beaucoup d’autres échecs et l’affaiblissement de ses troupes, l’émir décide de se rendre aux Français en contrepartie de leur promesse de lui permettre, à lui et sa famille, de s’installer sur une terre d’Islam. Mais alors qu’ils pensaient se diriger vers la Palestine ou l’Égypte, ils se retrouvent en France. Trahis, lui et les siens sont traités comme de véritables prisonniers au départ, à Toulon. Les conditions de détention s’améliorent peu à peu, ils seront transférés deux fois, d’abord au château de Pau, puis au château d’Amboise. Durant les quatre années d’exil forcé, où il ne cessera d’écrire à tout le monde pour demander que la promesse qu’on lui a faite soit enfin tenue, il s’est encore une fois attaché à la prière, aux livres et à l’écriture (en arabe, car on lui interdit d’apprendre le français). Quand il sera libéré et qu’il pourra enfin rejoindre une terre d’Islam, Damas, où il vivra jusqu’à sa mort, il se consacrera à nouveau totalement à la prière et à l’étude et c’est là qu’il fera les expériences mystiques le plus profondes.

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Karima Berger a, de son côté, une histoire forte avec les livres. Son oncle maternel, qui se prénommait également Abdelkader, « le premier de sa vie », et dont elle admirait beaucoup la culture, lisant autant les écrivains algériens qu’étrangers, lui léguera sa bibliothèque qu’elle a continué d’alimenter et d’enrichir avec le temps. Elle a aussi poursuivi dans les années 1970 les mêmes études en sciences politiques que cet oncle à Alger, et c’est là, grâce à son professeur, Bruno Étienne – qu’elle admirait également beaucoup –, qu’elle a été initiée à Abd el-Kader. Bruno Étienne a d’ailleurs grandement contribué à faire connaître (ou reconnaître) en France Abd el-Kader, il est auteur d’une biographie intitulée tout simplement Abdelkader (Hachette, 1994). Un livre dans lequel il n’hésite pas non plus à mêler le récit de sa propre vie à celui de la vie d’Abd el-Kader. Karima Berger marche sur ses pas : « Qui écrit ou qui médite sur Abd el-Kader n’écrit-il pas ou ne médite-t-il pas sur lui-même ? Il s’agit moins de dire tout sur l’Émir que de dire ce qu’il nous dit, à chacun d’entre nous, aujourd’hui. »

Un exemple : en 1980, l’autrice prépare à Paris une thèse sur le nationalisme algérien et lit une lettre d’Abd el-Kader durant sa période de résistance adressée à un officiel français, une lettre qui « ressemblait trait pour trait à la résistance que j’opposais alors à un « ennemi » amoureux ». Un Français, donc. Alors qu’elle se pose des questions et qu’elle résiste dans sa vie intime, les mots de l’émir arrivent à la convaincre de « baisser les armes ». Rien d’étonnant à cela quand on sait que l’émir a toujours fait preuve de beaucoup d’ouverture d’esprit vis-à-vis des non-musulmans. Quand il a été sultan en Algérie, il travaillait avec les étrangers, chrétiens et juifs, tant qu’ils n’étaient pas ennemis. Il était connu pour traiter admirablement les prisonniers, quelle que fût leur religion. Il a par ailleurs respecté et dialogué avec des hommes d’autres religions quand il était en France. Enfin, à Damas, en 1860, il a sauvé des chrétiens menacés « parce qu’ils comptent parmi les gens du Livre » ; « Tout adepte de toute autre religion doit être respecté dans sa foi. Cette diversité est une grâce. La conséquence est colossale : le salut est universel. »

Karima Berger, Abd el-Kader, L'Arabe des Lumières
Portrait de l’Émir tenu par un manifestant lors du Hirak (Algérie, mars 2019) © CC-BY-4.0/Khaledmoulai29/WikiCommons

Le salut universel, voilà peut-être où veut nous mener cette invitation à redécouvrir la pensée d’Abd el-Kader. Convaincue, Karima Berger s’est aussi accrochée à cette pensée dans sa vie de femme mais aussi d’Algérienne, de citoyenne qui a vécu la période d’effervescence post Indépendance et a vu surgir les années 1990 et leur guerre civile. En évoquant les années 1970 et le rôle qu’y ont joué la foi et la religion, elle a des formules puissantes : « La religion, elle, était encore bien plantée, elle n’avait pas encore déserté les cœurs pour aller se damner ailleurs, dans les têtes, elle n’était pas encore montée. Puissante, solide et élancée comme un phare dans l’océan, elle suffisait aux corps et aux esprits qu’elle habitait naturellement, sans question. Elle était le socle d’où les Algériens pouvaient prendre leur envol, le pied léger ; on se « modernisait » sans crainte, sans soupçonner les métamorphoses que vivait dans l’ombre l’âme algérienne et les ruptures qui allaient bientôt la déchirer. » Les années 1990 arrivent et il aurait était bien utile de se rappeler alors les « enseignements spirituels du maître et même la dimension spirituelle de l’islam ».

En France aussi, où l’islamophobie ne fait que se propager, il serait bon de redécouvrir Abd el-Kader, autrement que pour cette période trouble après sa libération et son voyage vers la Syrie où il était de tous les événements officiels français, et les expositions et manifestations culturelles et scientifiques de « l’Europe moderne ». Cette proximité avec les Français alors qu’ils continuaient leur avancée en Algérie lui a été reprochée par une partie des Algériens. Et si l’admiration de l’autrice pour lui semble sans faille, elle vacille aussi sur un point à cette même époque. Abd el-Kader a soutenu la construction du canal de Suez et il s’est rendu plusieurs fois sur le chantier où les ouvriers ont vécu un véritable calvaire. Elle l’interpelle directement alors et demande : « Dis, qu’as-tu vu, Abd el-Kader ? Où étais-tu, prince ? » 

Il n’a jamais évoqué ces hommes qu’il a dû sans doute effectivement voir. On le sait d’autant mieux que cette période de sa vie est ultra documentée par des portraits de peintres, des photographies et des articles, ce qui peut faire croire à sa prédominance dans un parcours aux rebondissements pourtant si nombreux. L’autrice regrette d’ailleurs qu’on se souvienne plus du corps de l’émir représenté que de son esprit. C’est à ce moment-là qu’il rédige sa Lettre aux Français, « petit bijou, resté ignoré en France malgré son adresse explicite ». Il y précise les motivations et les ambitions qui se trouvent derrière sa curiosité d’érudit : « Je me sers de vos techniques mais je féconderai l’Occident de l’âme qui lui manque. » Il y donne aussi des clefs qui peuvent servir autant aux Européens qu’aux Algériens et aux musulmans pour faire face au défi de la modernité qui menaçait déjà de raser toute trace de spiritualité. L’autrice précise : « Le Rappel d’Abd el-Kader n’alerte pas sur la science et la technique en tant que telles mais sur leur emprise, de plus en plus totale, totalitaire même, affectant le cœur vivace de l’être humain, et son bien le plus précieux, son intériorité. » Parmi les premiers, donc, l’émir prévient du risque de tourner le dos à la spiritualité, à l’intériorité, pour courir éperdument vers ce qui est désigné et défini comme modèle : « L’autre, de son regard intrusif, juge et désigne le seul modèle excellent : la modernité. »

Karima Berger, curieuse de tout ce qui s’écrit ou se dit sur Abd el-Kader, recourt aux travaux d’autres écrivaines et artistes (beaucoup de femmes) qui se sont intéressées à l’émir :  Amel Chaouati, qui a travaillé sur les conditions de détention des femmes emprisonnées avec lui en France, ou Florida Sadki, qui a réalisé le documentaire Abd el-Kader. L’exil et le divin. Et aussi Assia Djebar, qu’elle cite à différentes reprises et qui regrette que l’on n’ait pas davantage prêté attention aux enseignements de l’émir dès l’indépendance de l’Algérie : « Les écoles partout s’ouvriront dans la jeune et nouvelle Algérie […] mais on ne trouvera pas encore de place pour la beauté créatrice, pour l’intelligence et la sagesse d’Abd el-Kader. » Réhabiliter ces attributs de l’émir. Faire cohabiter progrès matériel et vie intérieure est tout l’enjeu de ce livre important. Pour que se réalise peut-être enfin cet « espoir (fou ?) de construire une nouvelle psyché, tout à la fois arabe, orientale, musulmane et inscrite dans son temps ». Pourvu que cela soit lu et entendu !