Épopée dans une barre d’immeuble

« Écoutez, je vais vous raconter comment ma Mère a sauté. » Ainsi commence le roman hilarant et subtil de Tomasz Różycki, Les voleurs d’ampoules. C’est le voyage d’un jeune garçon dans la mémoire de la Pologne populaire, incarnée par les couloirs interminables d’un « blok », ces barres d’immeubles de l’époque. Poète, écrivain et traducteur, Różycki est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages depuis 1999 et lauréat de nombreux prix littéraires en Pologne. Les voleurs d’ampoules, qui a reçu le prix Grand Continent en 2023, vient de paraître en français dans la traduction impeccable d’Isabelle Macor.

Tomasz Różycki | Les voleurs d’ampoules. Trad. du polonais par Isabelle Macor. Noir sur Blanc, 188 p., 21,50 €

Tomasz Różycki a déjà publié deux romans en français. Son troisième, Les voleurs d’ampoules, s’apparente avec une belle audace à un long poème en prose. Nous sommes en Pologne socialiste. Où exactement ? Dans une barre d’immeuble, quelque part aux alentours d’Opole en Haute Silésie mais peu importe sa position géographique ou la date exacte des faits relatés, car c’est un pays désormais inexistant et donc mythifié, le pays de l’enfance de Tadeusz, le narrateur, que nous explorons. Du plus haut balcon de cette barre d’immeuble, habitat emblématique de la Pologne dite populaire, s’étend d’ailleurs une vue féerique sur la moitié de l’Europe : « derrière les vagues des toits successifs […] et la bande bleutée des forêts », on pouvait voir non seulement un bon bout de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie mais aussi « quand on scrutait de toutes ses forces, un grand bac à sable du Sahara : la Libye dorée avec les toits de zinc étincelant des usines chimiques de Rabka ». La bâtisse ainsi plantée dans la mémoire du narrateur semble pourtant s’avancer, tel un immense paquebot, au gré des mouvements tectoniques tantôt vers l’Est, tantôt vers l’Ouest. Avec ses sombres couloirs interminables, dépourvus des ampoules qu’on a volées, ses galeries et ses passerelles dont on ne sort jamais, tel un dédale à déambuler dans le temps.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Envoyé par ses parents, Tadeusz, garçonnet futé et espiègle, doit traverser ces couloirs pour aller moudre du café, denrée très rare à l’époque, chez son voisin Stefan. Ainsi guidé par le jeune narrateur, le lecteur parcourt avec délice – tant ce récit est drôle et extravagant en surface mais effrayant en filigrane – les cercles successifs de la Pologne populaire : la fête du père du narrateur, en compagnie de la famille et des voisins, avec ses œillets et ses œufs mayonnaise, ses pieds de porc en gelée, obtenus par relations ou à force de faire la queue des heures durant, et avec ses chansons de la fin de soirée, chantées invariablement par les convives en état d’ébriété. « Pour la fin, on réservait encore deux ou trois chansons patriotiques ou bien interdites, auxquelles se joignaient avec ferveur et à pleine voix le reste des noceurs en dépit de leurs opinions malheureusement pro-gouvernementales. […] Stefan ouvrait parfois la bouche aux refrains », tandis que le jeune narrateur « vasouillait dans la fumée des cigarettes ». Le lecteur se familiarise ainsi avec les us et coutumes en Pologne socialiste : comme, entre autres, les rituels des files d’attente, les magasins vides avec les vendeuses qui « se consacraient au perfectionnement de leur apparence mais surtout parachevaient leurs talents diplomatiques, entrant dans des unions, complots, coalitions, machinations et pactes toujours nouveaux » et enfin avec les veillées familiales devant le téléviseur noir et blanc, « dont le tube chauffait lentement, et quand il était enfin chaud, on ne pouvait plus l’arrêter (RADIO ET TÉLÉVISION UNE FENÊTRE SUR LE MONDE) ».

Tomasz Różycki, Les voleurs d’ampoules
Tomasz Różycki (2023) © Elzbieta Lempp

Au fil de ses déambulations, on lie également connaissance avec les habitants de l’immeuble, toute une galerie de personnages fantasques et attachants, avec leurs passions secrètes, leurs maladies, leurs joies et leurs malheurs. Parmi eux, Stefan, connu pour ses talents de bricoleur – qualité inestimable dans une société de pénurie où les pannes sont légion – ou encore ses deux filles érotiquement troublantes, Bermuda et Barrakuda, l’élégante Mme Czartoryska avec ses teckels et son fume-cigarette en verre comme tout droit sortis d’une époque éminemment plus chic. Cependant, c’est avec Staś que l’angoisse saisit le lecteur car Staś n’est pas comme les autres, et pour cela il sera puni. Avec sa grosse tête et son comportement excentrique, sa lubie de construire des fusées, de sautiller de joie et, à ce qu’on dit, de se toucher sans cesse, il sera rapidement isolé, enfermé à double tour dans l’appartement maternel, pacifié par la manie de tricotage, sans que personne s’en émeuve. Le narrateur, son seul ami et complice, tentera de le libérer.           

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

Dans ce paradis fêlé pour les masses populaires, tous les personnages portent des noms de famille en -ski ou en -icz, ceux des grandes familles aristocratiques ou d’artistes et écrivains connus, comme Mickiewicz, le poète romantique polonais le plus célèbre. Il n’y a pas de bourgade en Pologne sans sa rue Mickiewicz ! La présence de ces noms de famille polonais « modèles », en réalité minoritaires dans une société d’extraction majoritairement paysanne, souligne encore davantage l’aspect fantasque du récit. Leurs patronymes aristocratiques n’empêchent pas les personnages de jurer comme des charretiers. Du reste, la merde reste une référence fréquente devant les aléas du quotidien. Le père du narrateur résume le flot de propagande hourras-optimiste déversé par le journal télévisé par ce constat : « les mouches ont chié, l’printemps arrive ».

Różycki exploite l’immense potentiel épique du quotidien de la Pologne populaire. Neutralisé par l’écoulement du temps, ce quotidien ne peut plus blesser. Le roman de Różycki nous rappelle que l’humour, la convivialité, les conversations où l’on se surpassait en racontant les péripéties du quotidien, constituaient dans la Pologne socialiste un des moyens principaux de résister au poids broyeur et destructeur de l’État.


Agnieszka Żuk est née en Pologne. Elle vit à Paris ou parfois à Cracovie. Traductrice, elle est spécialisée en littérature et en sciences humaines.  Parmi ses traductions, on peut citer entre autres Dukla d’Andrzej Stasiuk (2003), Contes de Galicie (2004) et Le Corbeau Blanc (2007) ; La Fièvre blanche de Jacek Hugo-Bader (2012) et Journal de la Kolyma (2015) ; Allées de l’Indépendance de Krzysztof Varga (2015).