Le 10 mars 1971, des membres du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) interrompent l’émission de radio de Menie Grégoire intitulée ce jour-là « L’homosexualité, ce douloureux problème ». L’événement est resté fameux, tellement fameux qu’il est devenu le Stonewall français de l’histoire des luttes des sexualités minoritaires. Les années qui suivirent étaient mal connues, délaissées. Or, plusieurs livres, publications de textes contemporains ou travaux d’historien·ne·s montrent combien le second XXe siècle, et singulièrement le tournant des années 1970-1980, avant la survenue du sida, télescope notre présent, au point que certain·ne·s membres de la communauté queer actuelle s’en réclament pour lutter contre l’homophobie croissante. Occasion pour nous d’une plongée dans cette foisonnante littérature.
En mai 2025, le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) indiquait qu’en 2024 les services de sécurité en France avaient recensé 4 800 infractions anti-LGBT+ sur l’ensemble du territoire. Parmi ces infractions, 3 000 (63 %) étaient des crimes ou des délits et 1 800 (37 %) des contraventions. Plus de la moitié (55 %) des infractions anti-LGBT étaient intervenues dans les grandes agglomérations et notamment en région parisienne. Elles étaient principalement relevées dans l’espace public (27 %) ou en milieu résidentiel (22 %). SOS homophobie, dans son rapport de mai 2025, s’inquiétant du nombre très élevé de ces crimes et délits, nourris par le discours ouvertement homophobe de certains politiques en France et à l’étranger, relève quant à elle que « dans les contextes suivis par l’association, dans tous les espaces de vie et sur l’ensemble du territoire, les personnes LGBTI sont touchées par diverses manifestations des LGBTIphobies. Leurs agresseur·se·s n’ont pas de profil type : il peut s’agir de leurs parents, de leurs voisin·es, de leurs collègues ou supérieur·es, de leurs professeur·e·s ou camarades de classe, d’inconnu·e·s dans la rue ou sur des sites de rencontre ».
L’homophobie familiale, qui fait de la personne queer une force négative, dont la « vérité ne serait pas un cadeau susceptible d’enrichir les autres, mais constituerait au contraire une agression », a été bien analysée par Sarah Schulman dans son ouvrage Les liens qui empêchent, paru en anglais en 2009 ; la traduction en français de cet ouvrage-manuel de survie par Élodie Leplat aux éditions B42 est présentée comme un outil supplémentaire pour s’y opposer. Mais son inscription dans un contexte nord-américain rend le propos lointain et les analyses que la romancière et essayiste américaine produit sur la famille, le recours à un·e thérapeute et l’intervention de « tiers » ont du mal à traverser l’Atlantique, contrairement à celles développées dans son texte devenu un classique, La gentrification des esprits (2012). Ce sont sans doute ces différences et ces similitudes des histoires des luttes des minorités sexuelles qui frappent à la lecture des récentes publications sur le sujet.
À l’image du riche numéro de la revue annuelle Trou noir, qui propose à la fois un état des lieux de la question des archives LGTQIA+et un bel entretien avec le grand théoricien américain du queer David Halperin, faisant retour vingt-cinq ans après sur son fameux Saint Foucault, une série d’ouvrages nous fait revisiter cette histoire des sexualités et de leurs combats pour les faire reconnaître, sans s’interdire un regard sur l’histoire de nos voisins.
D’Italie, avouons-le, on ne connaissait pas grand-chose des luttes des minorités sexuelles, comme si la figure de Pasolini faisait écran (voir les travaux de Hervé Joubert-Laurencin) ; voici l’édition d’un ensemble de textes et critiques de Mario Mieli, La gaie panique, aux éditions La Tempête. L’activiste homosexuel et transgenre qui se suicida en 1983, qui fut l’un des premiers à contester les catégories de genre en « se travestissant » toujours en femme, se présente par ces mots en 1979 dans un des entretiens traduits : « Je suis né à Milan le 21 janvier 1952 […]. J’ai vécu à la campagne près de Côme jusqu’à l’âge de 16 ans ; en 1968, je suis venu à Milan et j’ai participé aux activités du mouvement jusqu’en 1971, quand je suis parti pour l’Angleterre où j’ai commencé à participer au Gay Libération Front. Dans les années qui ont suivi, je me suis occupé du Fuori! à Milan, jusqu’en 1974. Quand le groupe s’est lié au parti radical, je me suis éloigné car je ne suis d’accord sur aucune politique en général ; je crois à la possibilité de changer totalement le monde, mais je sais que pour le changer, on ne passe pas par la politique, mais par « autre chose ». Ensuite j’ai pris part à l’activité des COM (les collectifs homosexuels milanais) : d’ailleurs, avec un groupe des com Nostra signora dei fiori, j’ai participé à la réalisation d’une pièce de théâtre intitulée La Traviata Norma. En 1976, j’ai écrit Éléments de critique homosexuelle » (voir son entretien à la Rai en 1977).
« Ensuite, je me suis consacré à l’amour, fondamentalement, c’est-à-dire je me suis consacré à réaliser dans la vie concrète mon rêve amoureux, et je me suis occupé d’alchimie, j’écris actuellement un roman autobiographique qui explique quelques découvertes que j’ai faites sur le chemin de l’alchimie. Actuellement je suis en Extrême-Orient. » Mieli est un personnage qui toujours échappe à ses contemporains et le titre forgé, « La gaie critique », sonne juste pour décrire ses nombreuses prises de position toujours à revers. Au moment où le mouvement homosexuel italien s’émancipe des organisations d’extrême gauche, il suggère : « Le caractère unique de notre contribution potentielle à la Révolution est caché dans ce qui est honni de notre histoire, dans les secrets de notre présence, maudit par le monde, sous le poids des chaînes par lesquelles la société capitalistico–patriarcale–hétérosexuelle nous a liés et soumis à elle. La version du différent réside en nous : il faut lui donner une voix. Nous devons nous refuser à continuer d’être les figures de l’exception qui confirme la règle, étant donné que ces règles nous oppriment, que cette règle signifie hétérosexualité fonctionnelle à la domination de l’homme et à l’esclavage de la femme, que cette règle sanctifie le droit de la famille et établit le caractère essentiel de la figure paternelle et la soumission des enfants, que cette règle montre dans chacune de ses facettes sa pleine adhésion à la loi inhumaine du capital, à la diffusion de l’aliénation ».

C’est sans doute ce même souci de différence qui anime Mikaël Tempête dans sa « gaie panique » lorsqu’il s’en prend à la catégorie même d’homophobie. « Il y a un désastre politique à éviter, et vers lequel les propos d’Édouard Louis nous envoient, c’est d’enfermer les homosexuels dans une « communauté de la peur » et les homophobes dans une « communauté de la haine ». Cette construction imaginaire finit par opposer une homophobie d’en bas, populaire, irrationnelle, entièrement travaillée par le ressentiment et la compulsion haineuse, à une homophobie d’en haut, bourgeoise, perçue comme moins violente car plus symbolique, essentiellement morale. En réalité il n’y a pas d’intérêt à s’accaparer la peur comme un argument pour la prise en compte de l’injustice subie ni à renvoyer l’autre à sa haine individuelle. Il faudrait procéder à une déconstruction de l’homophobie, qui la ramènerait à son caractère illogique et multiple, à un trouble de causalité empreint de haine et de peur, de délire paranoïaque et de rationalité politique, afin de perturber le programme de distribution des places entre un sujet tolérant et un sujet intolérant (et donc intolérable pour le libéral). »
Il n’en demeure pas moins qu’en matière de lutte pour la reconnaissance des victimes de l’homophobie d’État, en France, 2025 marque un grand tournant avec l’adoption par le Sénat, le mardi 6 mai, d’une proposition de loi ouvrant la voie à la réhabilitation des personnes condamnées pour homosexualité en France, mais refusant d’y associer un volet indemnitaire voté à l’Assemblée nationale.
Dans Sexualités impudiques. Outrages à la pudeur : récit de deux siècles de contrôle des mœurs en France, Régis Schlagdenhauffen fait justement le décompte des peines prononcées entre 1945 et 1978 par la justice pénale française pour « homosexualité » à partir des statistiques fournies par le Compte général de la justice (CGJ). Soit l’exploitation d’environ 10 000 condamnations. On découvre ainsi que le délit d’«homosexualité » est dissimulé dans les « infractions contre les mœurs et la morale », entre les incriminations d’« excitation à la débauche » et d’« adultère », parfois dans « l’outrage public à la pudeur », voire, avant l’ordonnance de décembre 1958, derrière une qualification de « vagabondage » pour les mineurs. Il en ressort que 9 566 condamnations ont été prononcées pour ce motif.
C’est tout un ensemble de répression discrète que nous présente Régis Schlagdenhauffen, la répression visant des comportements homosexuels mais aussi l’interdiction préfectorale à Paris de danser entre hommes en public de 1949 jusqu’à la fin des années 1960, l’interdiction des publications homophiles. Et les peines ? Des morceaux de bravoure ! Au total, entre 1945 et 1978, 8 211 peines de prison (soit 93 % du total des peines) et 614 peines d’amende ont été prononcées. Et, dans 80 % des cas, les juges retiendront des peines de prison entre un mois et un an d’emprisonnement. De quoi refroidir les moindres gestes !
L’enquête renverse le préjugé d’une homosexualité bourgeoise, véhiculé jusqu’en 1970, notamment par les dirigeants du Parti communiste français et de la Confédération générale du travail. Les poursuites concernent massivement le genre masculin, des classes urbaines, populaires et ouvrières. Bien sûr, y président une gestion différentielle des illégalismes, des ciblages particuliers envers les Maghrébins, les mineurs pauvres qui explorent les rues.
Et l’auteur de nous avertir : les données présentées ici sont seulement celles qui ont fait l’objet d’une condamnation pénale. Car les formes de « justice sans procès », les stratégies policières, reposent tout autant sur le harcèlement, le fichage, les contrôles d’identité, les rafles, voire la violence physique. Une fonction de la police méconnue, défendre l’ordre des genres et des sexualités contre l’homosexualité, un danger pour l’ordre politique républicain, disait-on.
Signalons que c’est cette même perspective qu’Antoine Idier, auteur d’une remarquable biographie de Guy Hocquenghem, l’un des fondateurs du FHAR, développe dans un bref essai tout juste paru aux éditions Textuel et intitulé Réprimer et réparer. Une histoire effacée de l’homosexualité – comme en écho à la thèse développée par Foucault dans La volonté de savoir : ce n’est pas parce qu’un discours émerge sur les sexualités qu’il y a « libération sexuelle ».
Mathias Quéré, dans Quand nos désirs font désordre, s’attache justement à cette période contemporaine de la publication de La volonté de savoir, les années 1974-1986, celles qui font suite au temps du FHAR, fondé en 1971 par des groupes de militantes lesbiennes-féministes et gays. Grâce à la cinéaste Carole Roussopoulos et son film devenu culte, présentant notamment une réunion tenue en mai-juin 1971 où sont dénoncées « les oppressions d’une société hétéro-normative et bourgeoise », la période est désormais bien connue. Le travail précieux d’Antoine Idier sur Guy Hocquenghem (Les vies de Guy Hocquenghem. Politique, sexualité, culture, Fayard, 2017) a permis d’appréhender, à travers cette figure centrale, l’émergence, parallèlement au mouvement féministe d’un front des sexualités. Manquait donc la suite, les années Giscard et Mitterrand, c’est chose faite même s’il faudra sans doute attendre qu’un ensemble d’archives remonte à la surface et qu’un travail de dépouillement lent et critique de ces documents soit mené.
Pas sûr que soit la plus pertinente la méthode revendiquée par la sociologue Sam Bourcier dans son essai Le pouls de l’archive (Cambourakis, 2025) et dans le numéro de Trou noir, lors d’une discussion sur les archives communautaires. « À partir du moment où les corps se retrouvent en chambre pour mettre les mains dans les archives et en faire quelque chose, on resynchronise les corps et les archives. C’est ça l’archive vivante. C’est précisément ce que l’archive straight ou l’archive institutionnelle défont puisqu’elles attendent que les gens soient morts pour s’intéresser à eux. Ce que nous avons créé, c’est un espace, avec des pratiques relationnelles des archives et la possibilité d’une réelle synchronisation avec celles-ci. C’est des gens qui font des choses ensemble à partir d’archives dont certaines n’existent pas encore puisqu’ils sont en train de les produire. »

Mathias Quéré s’est contenté de lire les publications (les principaux titres de la presse gay : Le Gai Pied, Homophonies, Masques, les dépêches de l’agence Tass ou encore les articles de Libération) et d’écouter les protagonistes de l’époque, celles et ceux qui ont survécu à la pandémie de sida. Les archives qu’il a mobilisées sont des images et ce choix s’avère très efficace, produisant un effet de continuum : l’historien déroule très efficacement la mise en série des clichés des manifestations et autres actions qui ont ponctué cette grande décennie marquée par l’arrivée de la gauche au pouvoir et les désillusions que ressentirent bon nombre de militant·e·s alors que le sida décimait la communauté. Ces images, disons-le, sont bouleversantes, elles ne sont pas illustratives, mais elles donnent à voir des corps en lutte qui, n’en déplaise à Sam Bourcier, n’ont pas grand-chose de commun avec ceux de la communauté queer actuelle. L’historien Mathias Quéré s’est ainsi employé à isoler une série d’événements qu’il déploie. Il s’attache à un slogan sur une banderole, à la composition du cortège d’une manifestation, sans oublier de rendre compte du contexte politique précis. Beaucoup de militant·e·s sont tombé·e·s dans l’oubli, à commencer par le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH).
Quand nos désirs font désordre retrace cette histoire en la constituant en une aventure épique parfois. L’un de ces premiers événements est, le 25 juin 1977, la première marche homosexuelle autonome des forces syndicales et de l’extrême gauche. Cinq cents personnes défilent dans les rues de Paris entre la place de la République et la place des Fêtes en soutien aux gays et lesbiennes états-unien·ne·s qui font l’objet alors d’une campagne discriminatoire. En 1979, suite à la décision par le maire de Paris, Jacques Chirac, de réinstaurer une censure pour la presse homosexuelle distribuée en kiosque, les militant·e·s font de la lutte contre la répression l’objet principal de leur combat : lors de la première Université d’été homosexuelle (UEH), en juillet 1979, est fondé le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH), coordination des groupes homosexuels existants. Lors de la campagne présidentielle de 1981, pétitions, lettres ouvertes aux candidat·e·s, distributions de tracts, et surtout manifestation s’intensifient. Vient la marche du 4 avril 1981 à Paris « afin que les homosexuels et les lesbiennes commencent enfin à devenir une force politique avec laquelle il faudra compter dans ce pays ».
L’objectif ne se limite pas à faire pression sur les candidats, il s’agit d’opérer une démonstration de force pour peser dans le débat et obliger les forces politiques partisanes à prendre position sur l’avenir de la législation homophobe, et d’occuper la rue pour visibiliser de façon massive l’existence et les revendications des gays et des lesbiennes. Le succès est inespéré et Mathias Quéré cite le journal du CUARH, Homophonies : « Personne, même [parmi] les plus optimistes d’entre nous, n’avait osé l’espérer ! Nous étions 12 000, peut-être 15 000 femmes et hommes, venus de toute la France et de l’étranger pour manifester, en cette période préélectorale notre volonté de lutter pour nos droits et libertés ». L’humour n’est jamais absent : « Nationalisez les usines à paillettes », « Giscard, des diamants pour nos amants ». Même Le Gai Pied, critique à l’égard du CUARH et de ses initiatives, titre le lendemain de cette mobilisation : « La Marche triomphale ».
Le livre de Mathias Quéré ne retrace pas seulement l’histoire de la visibilité politique des homosexuel·le·s au tournant des années 1970-1980 ; Quand nos désirs font désordre est aussi une contribution importante à une histoire de la manifestation chère à Danielle Tartakowsky, L’historien souligne ainsi que la pratique de la manifestation est envisagée de manière nouvelle, s’affranchissant de ses cadres normatifs, hérités des organisations politiques et syndicales, prenant ses distances avec ces schémas traditionnels « pour allier revendication et fête, car l’heure est à la célébration de l’identité homosexuelle. L’influence états-unienne, de plus en plus prégnante dans le mouvement français, est notable dans les imaginaires, cherchant à faire de la manifestation une pride à l’anglo-saxonne ». Une décennie plus tard, la filiation historique avec le 1er mai n’est plus qu’un lointain souvenir et le paradigme festif est tel que l’affiche réalisée pour l’occasion a effacé tout vocable rappelant une quelconque perspective militante et revendicative. Les mots « marche » et « manifestation » ont été remplacés par « Grande fête défilé ». Ce changement correspond aussi à l’émergence d’un secteur commercial gay et lesbien, un capitalisme avec lequel il va falloir composer.
Aussi, l’historien suggère que c’est avant même l’abrogation définitive de la législation répressive que le militantisme s’oriente vers des formes revendicatives. « La position d’une partie des gais et des lesbiennes, surtout parmi les plus jeunes ayant peu ou pas connu la mobilisation des années 1970, est alors de dire que les revendications du mouvement ayant été satisfaites, les perspectives militantes sont devenues obsolètes, et que la fête et la célébration de leurs nouvelles libertés doivent désormais être le fil rouge de la communauté homosexuelle émergente. » Le CUARH cherche à s’adapter. Mais le « Cancer Gay » oblige rapidement à ajourner la fête. La lutte est menée dans les chambres des hôpitaux, dans les services de maladies infectieuses avec Vivre avec le Sida, puis AIDES. Ce n’est qu’au début des années 1990 qu’avec Act-Up les gays reprennent la rue mais cette fois pour faire de la mort de militants de véritables enterrements politiques.