Dans cette autobiographie, Marie-Pierre Pruvot, assignée garçon à la naissance, raconte comment, en devenant Bambi, artiste de revue de cabaret, elle a pu devenir la femme trans qu’elle souhaitait être. Si ce parcours est extraordinaire, c’est qu’il commence à Alger en 1935 et se poursuit dans la vie nocturne du Paris des années 1950-1960. Son récit est à la fois un portrait, le tableau d’un monde et un témoignage sur la condition trans.
La vie de Marie-Pierre Pruvot, qu’elle raconte en détail dans ce récit à la première personne, est marquée par la formidable capacité de son héroïne à se transformer : née en Algérie, à dix-huit ans elle arrive à Paris ; assignée garçon à la naissance, elle change d’état civil ; reconnue comme danseuse et chanteuse dans les plus fameux cabarets parisiens, elle passe son bac, suit des études de lettres et devient enseignante… Disons-le, la vie de Bambi n’est pas ordinaire comme son titre l’indique non sans humour. L’autrice du livre est aussi celle de sa propre vie : elle n’a jamais cessé d’être un sujet libre, conduisant son existence à sa guise, ne cédant devant aucun interdit, ne suivant aucune mode, ne se soumettant à aucune autorité.
Bambi dessine son chemin, et sans doute le récit qu’elle en fait est-il un peu lissé. Mais pourquoi le serait-il plus que dans d’autres autobiographies ? Pourquoi douterions-nous du pacte de lecture et d’écriture auquel elle nous invite ? Elle est certes désormais une des figures historiques redécouvertes du mouvement queer, mais elle n’est pas comme ces vedettes de variétés qui régulièrement publient leurs mémoires comme pour se rappeler au bon souvenirs de leurs fans d’autrefois. Si Bambi a pris la plume, c’est dans le souci de transmettre son expérience, et ça marche.
Oui, nous sommes admiratifs de sa capacité à s’adapter aux différents milieux qu’elle traverse ; oui, nous la suivons, émerveillés, faire la conquête de Paris ; oui, nous aimons être soudain dans les coulisses des reines de la nuit ; oui, nous sommes émus par la relation qu’elle entretient avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci d’un cancer ; oui, nous nous réjouissons quand, par passion pour la littérature, elle reprend des études et devient enseignante à Cherbourg ! Bambi a du panache ! Bambi brille ! Bambi fascine ! Pourquoi bouder notre plaisir, d’autant que le récit de Marie-Pierre Pruvot, coécrit avec l’éditrice Anna Khachatururova, est plaisant, truffé de détails, plein de personnages tous plus singuliers les uns que les autres : « En l’absence de rideau, l’arrière-plan était tendu d’un tissu en velours noir brodé d’étoiles […] Quant aux costumes […] c’était une véritable orgie de paillettes, de strass, de luxueuses plumes d’autruche. L’aspect musical n’était pas en reste : du café-concert au jazz en passant par le music-hall ».
On croise ainsi Coccinelle et cent autres célébrités d’alors tombées pour la plupart dans l’oubli et auxquelles le livre rend un bel hommage. Il y a aussi les personnalités – la rencontre ratée avec Jean Genet pour qui elle fait des essais pour sa pièce Splendid’s est aussi drôle que cruelle. Certains ne manqueront pas d’être un peu agacés par sa propension à raconter cette vie d’artiste comme un enchainement de numéros de cabaret ; ils auront bien tort car, là encore, la forme adoptée sert cette vie sur scène. Ainsi, on l’a dit, le récit ne sert-il pas seulement son héroïne : le cœur de l’ouvrage est un très bel hommage à un monde de la nuit parisienne qui était certes joyeux mais qui ne fut pas que paillettes, champagnes et soie.

Bambi est également un texte sur la condition des travailleuses des cabarets au tournant des années 1950 ; Marie-Pierre Pruvot relate sans fard la concurrence entre les artistes, le pouvoir des patrons de boîtes qui soudain peuvent accélérer ou anéantir une carrière. Elle relate les tournées à l’étranger, l’immense succès qu’elle y rencontra. Elle évoque enfin le moment où « les filles » se mettent à investir la salle pour encourager la consommation ; cette porosité nouvelle entre la scène et la salle marque le déclin du statut d’artiste de cabaret que Bambi et ses collègues incarnèrent.
L’autre intérêt de ces mémoires est de rappeler la législation concernant les « travestis ». L’ordonnance du préfet de police de Paris Léonard datée du 1er février 1949 sévit. Elle énonçait que « les attractions ou spectacles dits de « travesti », comportant le port de vêtements féminins par des hommes » étaient « interdits dans les bals et les établissements vendant à consommer sur place ». Bambi de noter : « autant de bonnes raisons pour nous, simples mortelles, de nous tenir à carreau : nous faire arrêter à l’extérieur en habit féminin nous coûtait une amende, une nuit au poste et son lot d’humiliations ». Marie-Pierre Pruvot raconte aussi comment elle commence à s’autoprescrire des hormones sans aucun accompagnement médical et les risques que ses camarades et elle prennent : « ma transformation allait bon train. Sans le moindre suivi médical et sans rien savoir du dosage, Capucine et moi nous administrions les injections hebdomadaires d’Ovocycline que nous nous étions procurées à la pharmacie de la place Pigalle. Plus tard, lassées par les piqûres, nous sommes passées aux comprimés de Distilbène, avalés sans retenue, allant parfois jusqu’à partager à deux une boite de vingt-cinq comprimés par jour. On ne pensait pas aux effets secondaires ».
Elle rapporte aussi comment son identité trans la fait sortir du monde du spectacle. Mai-juin 1968 constitue pour elle un moment charnière. Elle a toujours eu une conscience politique – et n’a pas caché sa position pro-indépendance dans la guerre d’Algérie – mais, avec les grèves généralisées dans toute la France, les étudiants et ouvriers dans la rue, Bambi prend conscience qu’elle aussi doit changer de vie. Elle se met non seulement à dévorer les classiques mais à préparer le baccalauréat. Elle veut devenir professeur et elle y parvient, obtenant un CAPES de lettres. Bambi est sans doute l’une des première enseignante trans recrutées par l’Éducation nationale. Marie-Pierre Pruvot a des paragraphes magnifiques sur la façon dont, sortant des boîtes où elle se produisait, elle poursuivait sa journée en faisant cours au lycée. Car, pour Bambi, vivre ce n’est jamais renoncer à être à la fois enfant d’Alger, trans, artiste de cabaret et professeur : un éloge de l’identité plurielle.