Dans Devenirs trans de l’analyste, le praticien Nicolas Evzonas interroge la question trans (transsexuel, transgenre) à partir de la clinique sans pour autant destituer le sujet : aussi bien le patient, qui serait réduit à un symptôme, que le psychanalyste, qui serait renvoyé à une pratique dépassée. Mais également sans négliger la dimension d’étrangeté qui peut surgir au détour d’une parole peu audible au moyen des concepts freudiens classiques.
« Une analysante male-to-female (homme vers femme), qui a choisi de conserver son pénis, a abordé en séance sa liaison amoureuse avec un female-to-male (femme vers homme) qui, similairement, n’a pas souhaité se séparer de son organe génital de naissance. Alors qu’elle était en train de décrire l’excitation suscitée chez elle par le corps original de son partenaire, son analyste, déconcerté par cette combinaison insolite, lui a demandé si elle se percevait comme lesbienne. La patiente lui a rétorqué : “On voit bien votre âge, puisque vous utilisez encore cette catégorie obsolète.“ » Cette remarque, glissée dans sa conclusion par l’auteur, illustre fort bien le projet de son livre. Nous sommes avec Devenirs trans de l’analyste (où les devenirs sont pluriels) à l’opposé de discours militants et dogmatiques. « Échappant à toute tentation de polarisation […], l’auteur complexifie les questions en arpentant avec délicatesse les méandres même de la clinique, là où éclot la singularité irréductible du sujet parlant », souligne à juste titre dans sa préface la psychanalyste Laurie Laufer.
Chez le psychanalyste, le trans agite le transfert, et cette agitation est le fil conducteur de l’auteur : « Comment écouter des patients qui remettent en cause le genre qui leur a été attribué à la naissance en fonction de leurs organes génitaux, si notre repère épistémologique majeur et notre étalon d’équilibre psychique résident dans la différence anatomique entre les sexes ? » Se demandant si un transfert théorique ne prédétermine pas le transfert clinique, il remarque que le praticien tente de s’accrocher à ce qui lui est familier, ainsi, le corps hybride est renvoyé à la sexualité polymorphe infantile freudienne.
Nicolas Evzonas appuie son propos sur de multiples exemples, à commencer par une relecture de cas emblématiques de Sigmund Freud. Reprenant la cure princeps de Dora (Fragment d’une analyse d’hystérie, 1905), il met l’accent sur ce qu’il nomme la violence interprétative de Freud qui impose ses constructions à sa patiente et refuse de reconnaître les effets d’un baiser pris par surprise par un homme (l’époux de la maîtresse de son père) dans son adolescence : elle n’avait pu être qu’attirée par lui. « En agissant de la sorte, l’analyste est devenu complice aussi bien du père que de l’agresseur de Dora qui avaient discrédité les dires de la jeune femme, redoublant ainsi le traumatisme de la séduction ». L’auteur poursuit avec celle que l’on nomme « la jeune homosexuelle » (De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine, 1920). Elle se revendique féministe, pour Freud cela renvoie à l’envie du pénis. Avec le psychanalyste D. W. Winnicott, une autre écoute s’ouvre. Dans son dernier ouvrage publié (Jeu et réalité, 1971), Winnicott rapporte cet échange : « Je suis en train d’écouter une fille, je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute », dit-il à un de ses patients, à quoi celui-ci répond : « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » C’est un tel jugement qu’il est nécessaire de mettre à l’écart dans la cure.
Sigmund Freud est un homme qui s’est formé au XIXe siècle, Winnicott est un analyste du XXe siècle, et Evzonas un praticien du XXIe siècle. Il s’agit, pour ce dernier, de réhabiliter le caractère subversif de la psychanalyse en l’expurgeant de ses conceptualisations désuètes, cliniquement traumatisantes et socialement délétères, et de poser les bases d’une nouvelle métapsychologie. Il propose de le faire en s’appuyant sur les travaux du psychanalyste Jean Laplanche pour qui, notamment, le binarisme homme/femme est imposé à l’enfant, plutôt porté à voir une diversité de genres comme il existe une multiplicité de couleurs.
Lorsque l’auteur évoque sa propre clinique, il met l’accent sur ses mouvements transférentiels. Samuel, homme gay, est devenu Miranda, femme transgenre, quand il la reçoit. Elle évoque lors d’une séance, avec un débit fort rapide, son projet de chirurgie génitale. « Je l’interromps pour lui dire “Je n’arrive pas à vous suivre“, ce qui l’incite à ralentir. […] Avec le recul, je me rends compte que cette phrase […] était dictée par mon inconscient et suggérait ma difficulté à suivre Miranda jusqu’à la vaginoplastie. » Ailleurs, il souligne combien, avec certains, son corps sexué compte davantage que sa parole. Cela le conduit, tantôt à prendre une attitude ouvertement mâle, tantôt à s’effacer, jusqu’à ce qu’il comprenne que l’analyste se doit d’accomplir une traversée de ses fantasmes analogue à celle de ses patients, comme de travailler sans relâche sur le décentrage de ses préjugés cliniques et théoriques, ce qui est loin de faire l’unanimité chez ses pairs. Ici, il faut lire, entre mauvaise foi et incompréhension radicale, le récit que fait Nicolas Evzonas de ses séances de supervision, vite suspendues, avec un psychanalyste formateur au sujet de James, un adolescent trans.
« À mon sens, le trouble de genre chez l’analyste puise son intensité dans la terreur primitive de perdre la continuité de son existence […], car le véritable enjeu dans certaines analyses qui mettent en avant la dualité masculin/féminin réside dans la menace de cadavérisation qui pèse sur le sujet », affirme Nicolas Evzonas. L’intérêt de cet ouvrage est bien que la question « trans » soit posée, non selon le point du vue d’un trouble dans le genre, mais en interrogeant un trouble chez les psychanalystes. Toutefois, cela présuppose que la question du devenir trans (au singulier) de chaque être humain soit résolue.