Méditations anti-cartésiennes

Comment nous rendre « au monde », perdu depuis la naissance de la philosophie moderne, alors même que les menaces conjuguées de l’IA et du changement climatique semblent nous condamner à nous délester de ce qui nous reste de mondain et à nous diriger vers le transhumanisme ? Question grave que Claude Romano affronte avec détermination. Mais sa sortie du labyrinthe, offusquant notre relation au monde, est-elle une marche vers la lumière ?

Claude Romano | L’appartenance au monde. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 376 p., 24,50 €

Avec ce dernier livre, Claude Romano reprend en partie des questions déjà soulevées ailleurs, en particulier dans Au cœur de la raison, la phénoménologie (Folio, 2010), réélabore des réponses exposées depuis dans diverses contributions, et poursuit toujours, en constant dialogue avec la philosophie analytique, le même dessein : entraîner la phénoménologie hors de l’idéalisme pour lui permettre de porter un « réalisme », une « naïveté seconde ». Et cette fois, l’évolution de la pensée du philosophe, non contente de suivre sa propre pente, se trouve comme bousculée par une certaine urgence : la menace de l’IA et l’abandon de la Terre aux inéluctables effets du changement climatique. Deux tentations qui n’en font qu’une, celle du refus d’être du monde, de lui « appartenir ».

« Être dans le monde », « être du monde ». La première expression nous vient du § 12 de Sein und Zeit, « das In-der-Welt-sein ». Le Dasein n’est pas un être dans (sein in), comme l’eau est dans le verre, mais un « être à… » et Heidegger s’emploiera à caractériser cette modalité d’être. Romano, à son tour, s’empare de cette formule pour accomplir son pas en avant ou de côté par rapport à la phénoménologie husserlienne. Concentrant son attention sur la perception, ce que n’avait pas fait Heidegger et pour cause, puisque son point de départ phénoménologique lui avait servi à se libérer du passage par la perception tel que l’empirisme et l’idéalisme l’avaient imposé, Claude Romano érige son analyse en monstration de l’accès direct aux choses, sans « médiations épistémiques », allant jusqu’à soutenir que « l’objet [il faut conserver un temps, comme Descartes l’avait fait avec la scolastique, un vocabulaire dont l’auteur cherche à se défaire] lui-même et ses propriétés sont des constituants de la perception » et non « constitués », selon le vocabulaire canonique de la phénoménologie, par elle.

Il renonce ainsi au sujet transcendantal husserlien, au profit d’un sujet indéterminé, entre empirique et transcendantal, « sans qualité », « sujet-fonction », qui ne constitue plus le monde dans la sphère égologique de l’intentionnalité, mais est-au monde dans « une structure relationnelle de notre monde » ‒ pour paraphraser la « structure logique de notre monde » de Wittgenstein (cf. La grande dactylographie, p. 502), une « relationnalité », si l’on permet ce néologisme construit sur la même structure que l’intentionnalité, « transactionnelle ». Pour caractériser plus avant ce sujet, il faudrait se référer aux analyses de Romano dans deux livres précédents, Être soi-même (Folio, 2019) et l’identité humaine en dialogue (Seuil, 2022).

Claude Romano, L’Appartenance au monde,
« Hommage à Goya », Odilon Redon (1885) © CC0/WikiCommons

C’est avec ce terme de transaction que se fait le point de jonction avec notre deuxième expression : « du-monde ». Elle apparaît dès la préface, et, sans disparaître tout à fait, elle semble s’éclipser au long du livre. Loin sans faut, car elle conduit toute la thématisation du corps qui forme l’autre grand pôle de l’ouvrage. Avec une telle ouverture, le lecteur pouvait s’attendre à une sorte de déploiement néo-spinoziste sur le thème de la non-exceptionnalité humaine dans le sillage de l’histoire du mot « appartenance », à la fois « être lié par la parenté » et « être propriété de quelqu’un ». « Du monde » pourtant ne signifiera pas notre complète « re-mondanisation », Romano demeure prudemment sur la ligne de crête ‒ ce qui nous vaudra au passage une confirmation de la nécessité de « la projection anthropomorphique » pour rendre « intelligible la description scientifique du monde ».

Pour sortir du « dédoublement » moderne entre « monde physique » et « monde phénoménal », pour en finir avec « l’abîme de sens ouvert entre conscience et réalité », dont parlait le Husserl héritier de Descartes, Claude Romano choisit de faire de la perception non seulement une « connaissance directe du monde » mais, et justement pour cette raison, « une transaction corporelle continuée avec lui ». Dans un contexte de réfutation de la confusion entre perception et hallucination, l’auteur ajoute : « la perception est une expérience au sens d’une transaction corporelle et d’une rencontre continuée avec notre environnement qui nous le fait éprouver dans son altérité à nous-mêmes ». La perception, qui pour le maître de Fribourg restait « une « lettre de change » principiellement impossible à honorer », devient avec Romano une transaction « réussie ». Le « du-monde », indiquant l’origine, la provenance, trouvera finalement une modalité plus sage d’actualisation dans « le lien entre motricité corporelle et perception » qui fait de cette dernière une authentique relation par « son véhicule » (reprenant à son compte l’expression d’« externalisme du véhicule » du philosophe gallois Mark Rowlands), « le corps vivant lui-même tel qu’il se meut à l’intérieur du monde ». Ainsi, le corps phénoménal n’est pas seulement dans le monde, mais une « dimension du monde lui-même ».

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La possibilité de surmonter le dualisme moderne entre naïveté de l’attitude naturelle et vérité scientifique, entre monde de la vie avec toutes les descriptions de ses expériences et explication de la science définissant le seul vrai réel, est venue de Heidegger et du déploiement de son herméneutique de « l’être-au-monde », mais l’auteur de Sein und Zeit n’était pas allé jusqu’à vraiment développer une Leibesphänomenologie, bien qu’il en ait délivré quelques éléments, « oubliant » le corps, parce que « ce qui concerne le corps vivant est le plus difficile » et surtout parce qu’« il n’y a pas encore de description suffisamment utilisable du phénomène de la chair, c’est-à-dire une description telle qu’elle soit vue depuis l’être-au-monde » (cf. Heidegger cité par Christian Sommer, in revue Alter, 21, 2013). S’il existe une thématique de « la corporéité vivante comme fondement du Dasein » chez Heidegger, il ne va pas toutefois jusqu’à celle de « la chair du monde », dernier aspect de la pensée de Merleau-Ponty. Romano la prolonge et va plus loin en soutenant que l’« intimité corporelle », autrement dit la « chair » phénoménologique et l’extériorité sont les « dimensions jumelles d’un même champ phénoménal ». Le monde n’est « ni immanent à ma corporéité, ni extérieur à mon corps, puisqu’il comprend en lui mon apparaître au milieu des choses ». La « logique du ni… ni… » substituée par Romano à celle du « ou bien… ou bien… » entre à nouveau en jeu. Il n’y a pas à choisir entre Körper et Leib, entre corps au sens physique et chair vécue, il s’agit d’un unique corps intramondain « sans privilège aux côtés d’autrui et des choses inanimées ».

En lisant Claude Romano, on se souvient des pages d’ouverture de l’Ulysse de Joyce sur le visible et l’audition (je n’en cite que des extraits) : « Inéluctable modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux… signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. … Limites du diaphane dans. Pourquoi dans ? … Fermons les yeux pour voir… Inéluctable modalité de l’ouïe. Tu vois le rythme prend corps. Ouvre les yeux, si tout s’était évanoui ? Regarde maintenant, tu vois tout est demeuré à sa place, hors de toi ».  Et l’on se demande si, à force de chasser les médiations épistémiques dans l’activité de connaissance, dont pourtant Aristote, à qui Joyce se réfère et à qui notre auteur fait un retour explicite, faisait grand cas, se plaçant difficilement dans les cases du réalisme ou de l’idéalisme, Romano tient assez compte de ce que Husserl appelait les « structures de la vie de la conscience en général », ce que la tradition philosophique pour sa part nommait la genèse des catégories universelles, qui ne relèvent pas uniquement de la logique formelle, en particulier verum et res, autrement dit de ce qui permet que le « réel » fasse sens pour nous.

SI Claude Romano n’oublie pas non plus dans ses descriptions, du moins dans ce dernier livre, l’imagination (« art caché dans les profondeurs de l’âme humaine », Kant), à laquelle la tradition phénoménologique (et toute l’histoire de la philosophie) avait accordé toute sa place (Heidegger, Sartre, Ricœur), et dont Simondon avait montré, en lien avec la motricité, le rôle fondamental dans des phénomènes comme l’anticipation ou l’innovation. À force d’être ante… (prédicatif, linguistique, praxique), à quel « monde » la perception relationnelle de Romano donne-t-elle un accès direct ? Une sorte d’anté-monde, de pré-monde qui court alors le risque à son tour de virer à l’abstraction, comme la perception si on la détache de la dunamis sensible analysée par Aristote, remarquablement commentée par Jacques Brunschwig (cf. « Les multiples chemins aristotéliciens de la sensation commune », in RMM, n° 4, 1991). Pourtant, il évoque à plusieurs reprises un « savoir pratique », un « agir sur… », il concède évidemment l’importance du langage et du symbolique en général et de l’Histoire, mais sans s’y attarder, avec le danger, cette fois, de consolider un primat de la perception sur toutes les autres dimensions de l’ouverture originaire de l’être-au-monde.

Le chapitre conclusif de l’ouvrage proclame que la sortie du labyrinthe, dénoncé dans le premier chapitre comme créé par la philosophie post-cartésienne, est « retrouvée » et que « nous pouvons marcher en pleine lumière ». Rien n’est moins sûr.