Le souci de la forme, chacun de ces trois poètes l’éprouve à sa manière. Marc Quaghebeur recherche la concision la plus extrême, Benoît Conort étire ses vers comme une attente qui se prolonge, Gérard Cartier découvre, explore, expérimente, en joueur accompli.
L’art de Marc Quaghebeur, depuis ses premières publications, consiste à utiliser un minimum de mots pour exprimer au mieux sa vision du réel. Son dernier livre est, en ce sens, une réussite. Entre prose et poésie, ses écrits, constamment originaux, sont difficilement classables. Souvenons-nous, entre autres livres, de Chiennelures, paru en 1983 aux éditions Fata Morgana avec des illustrations d’Octave Landuyt, de La nuit de Yuste, paru aux éditions du Cormier avec des illustrations de Sarah Kalisky, des Grands Masques, paru à la Renaissance du livre en 2012.
Haut responsable de la culture en Belgique francophone, il a longtemps œuvré pour la publication et la reconnaissance des autres, tant dans le domaine de la littérature que dans celui de la peinture et du théâtre. C’est ainsi qu’il a contribué à faire connaître l’œuvre de René Kalisky, qu’il a accompagnée, notamment à Chaillot, lors des mises en scène d’Antoine Vitez, et qu’il s’est intéressé à l’œuvre picturale et plastique de Sarah Kalisky comme à celle du photographe Marc Trivier. C’est, en outre, un ardent défenseur et propagandiste, dans ses essais, de l’histoire des lettres belges.
Le lecteur de Labiales garde, après coup, l’impression d’avoir lu des textes en prose, et pourtant, quand il retourne aux pages, il s’aperçoit que les retours à la ligne sont constants, correspondant en général aux fins de phrases, très courtes.
« L’effacement
Fuselée, gainée de noir, un peu arquée, elle feuillette les livres qu’ils aimeraient lire l’un et l’autre.
Des fauteuils les rapprochent et les isolent.
Le temps s’efface.
Quelque chose alors peut s’écrire. »
Chacun des textes possède un titre, bref lui aussi, qui joue son rôle, en contribuant à l’atmosphère, en ajoutant un élément à la narration.
Le final est souvent décisif : il apporte une information supplémentaire, qui éclaire a posteriori, et comme en remontant vers un passé, les lignes qui précèdent.
« L’ancien
Peu de monde. Un aéroport de province. La lumière du Sud.
Derrière le comptoir, en noir très strict, le préposé lit son journal.
Parfois conseille. Sa grâce semble d’un autre âge.
Le café qu’il sert est surprenant. Il en explique le secret.
On est en Algérie, bien après la guerre de Libération. »
Nous disions des « visions du réel », il nous faut préciser car les scènes, ou les fragments d’histoire qui nous sont racontés, sont aussi vrais qu’étranges, comme sont étrangement réels les rêves.
« Le parc
Elle rêvasse dans les allées.
Elle est jeune. Elle est étrangère. Elle croit au monde.
Deux hommes, très élégamment vêtus, à l’anglaise, viennent à sa rencontre.
Le premier lui assène son poing dans la figure.
Ils poursuivent leur chemin. »
Alternent, plutôt que se succèdent, tout au long du volume, des scènes de vie courante, de mort proche ou présente, d’espoir ou de détresse, des scènes comme empruntées au cinéma, au cauchemar, au rêve heureux ; plusieurs scènes d’amour, d’autant plus belles, intenses, qu’elles sont pudiques, entraperçues derrière un voile.
« La rive
Ils dessinent des ronds dans l’eau.
Très lentement, leurs pieds s’y baignent.
Orgasme entre les arbres, par à-coups réguliers, le soleil.
Leurs pieds bougent à peine. Leurs bassins, point.
Imperturbable, le vent prolonge leur hymne. »
Érotisme des textes, de la langue et des lèvres, qui distillent, qui décrivent, et permettent la dérive, le trajet sur les mots.

Bien que souvent plus explicite, moins condensé, Le cri du lézard, de Benoît Conort n’est pas sans parenté avec Labiales, comme en témoigne ce bref poème dont le héros est lui. Ou bien chacun de nous.
« Le lézard dort dans sa lézarde
neigera-t-il ?
Son sommeil est sans rêve
pulsation lente
du cœur sous les écailles
il attend
que les oiseaux reviennent »
Dans le poème, plus long, qui est à l’ouverture, le caractère anthropomorphe de l’animal est clair. En voici un extrait :
« ce qui m’obsède
dans le cri du lézard c’est qu’on ne l’entend pas
[…]
quand saurons-nous entendre le lézard
sinon peut-être que nous aurons disparu
sinon peut-être que déjà
son silence est le nôtre et notre absence la sienne »
Benoît Conort a été rédacteur à La Quinzaine littéraire, à une époque où il enseignait à l’étranger. Aussi le voyait-on très peu aux comités de rédaction. Peut-être connaissait-on déjà de lui Pour une île à venir, paru chez Gallimard en 1988. C’est un auteur qui publie au compte-gouttes. Depuis cette date, par conséquent en trente-sept ans, on n’a pu lire de lui que neuf ouvrages, parmi lesquels des entretiens et un livre sur Pierre Jean Jouve.
Dans Sortir, un livre particulièrement beau, publié en 2017 aux éditions Champ Vallon, on peut lire ce poème :
« J’écris peu
le peu que j’écris je le jette
je regarde le mur
sur le mur il est dit rien
ne s’écrit que rien ne s’écrira
je me lève
je regarde par la fenêtre
il fait dehors comme
dedans »
Car dehors et dedans pour le « je » de Sortir sont pareils, « tant de voix dehors / quoique si peu de musique ». Parfois, il y a, au-dessus d’un âne mort mordu de mouches au milieu d’un champ, « le bleu du ciel sa / joie violente ».
On retrouve dans Le cri du lézard, le même apitoiement pour les animaux, l’évocation d’un monde perçu par les petites choses, un robinet qui fuit, un lit défait, où « les corps sans futur » savent que « mourir sera difficile », où la douceur est rare, bien qu’elle existe quelquefois, où règne la terreur de la guerre, de l’horreur :
« frères humains qui après nous vivez le croirez-vous
tous ces mouvements de pelle ils ne résonnent pas sur les chairs dévorées
frères humains ne nous pardonnez pas
nous n’avons nulle excuse qui après nous vivez
même si le remords c’est la femme tondue et c’est l’homme abattu et c’est l’enfant tombé »
Les vers sont des fragments d’une phrase qui s’étire sur la page, sans majuscule, sans ponctuation. Comme empruntés ou prélevés au courant de conscience, aux paroles intérieures prononcées à bas bruit pour soi seul, aux grands poètes aimés, François Villon, Dante, Mallarmé. Avec coupes et allers à la ligne, répétitions, permutations, au gré d’un mouvement, qui est celui, labile, instable, de la vie intérieure, avec vue sur autrui ou ailleurs.
Dans la série « Chambre 111 », sous-titrée « che la dirrita via era smarrita », c’est-à-dire, selon Dante « la route droite était perdue », l’esprit emprisonné dans le squelette du corps se heurte, tous les quatre poèmes, à un triptyque grinçant sur la page de droite, comme un mur qui se dresse et empêche d’avancer, ou un refrain narquois :
« Ah ! Je suis belle et je suis folle
de quel enfant suis-je l’effroi
de quel effraie l’effet ? »
Il arrive toutefois que la paix soit possible, avec les mots et grâce à eux, le poème en devient impalpable et serein, aussi beau qu’une source qui chante : « Je verrai la lumière / gagner au loin le mur […] rien ne viendra sinon / le mouvement du jour »
Les livres de Benoît Conort font penser à des photographies dont on aurait perdu le négatif. Il ne faut pas les égarer, les laisser au silence, au contraire recueillir avec soin l’imperceptible qu’elles proposent, à la manière des Dogons, un tissage d’ombre et de silence.

Les bains-douches de la rue Philonarde, tout au contraire, embarque le lecteur dans un voyage étourdissant à travers les sujets et les formes, parfaitement accompagné par les photographies d’affiches du prosateur poète Emmanuel Moses.
La rue Philonarde du titre existe-t-elle ? Mais oui, en Avignon, entre le Portail-Peint et la place de la Pignotte, en l’honneur de l’archevêque Marius Philonardi. Y a-t-il des bains-douches dans cette rue ? Bien sûr, ce sont ceux situés rue Four de la Terre, composés d’un jardin, de douze appartements, et de cabines de douche.
Comme l’auteur nous l’explique à la fin du volume, la matière de ses textes lui a été fournie par des notes de voyages ou des bribes de poèmes notées sur un carnet mais non utilisées. On ne doit donc pas y chercher d’autre organisation que celle du jeu et du hasard. Brefs poèmes sur la gauche de la page, quintils, sixtains ou plus, commentaires sur la droite, qui expliquent, qui commentent, qui citent, qui ironisent… et font penser à Roland Barthes pour l’utilisation des marges. Parfois, le commentaire est sous le texte même, comme la réponse à un rébus :
« (Enigme)
Tel on m’a vu longtemps
borgne infirme & disgracieux
voler sous les pieds de l’aventure
emporté jusque dans l’âge
par un souffle juvénile — triste fin
une oubliette — hantant à jamais
en songe — dans ma longue nuit
la montagne aux œillets »
La mention « Le vieux vélo », fournie en italique, est cul par-dessus tête, il faut tourner le livre pour arriver à lire. Elle est complétée dans la marge, toujours en italique, par « modèle 63 », le tout étant titré, toujours en marge, mais en romain : « La fin du voyage ». Parfois, le titre du poème s’inscrit en caractères aussi beaux que fermés à notre entendement. Peut-être du sanskrit, car nous visitons l’Inde avec Gérard Cartier, ou plutôt nous en volons des bouffées.
Dans un autre poème, nous débarquons en Gaspésie, péninsule du Québec, située dans les eaux de l’estuaire du fleuve Saint-Laurent. Le mot est un dérivé de « Gespeg », qui signifie la « fin des terres ». Ce fut le berceau du Canada lors du débarquement de Jacques Cartier en 1534, un lieu fascinant pour son homonyme, notre contemporain :
« Soleil juvénile bambous frémissants
l’esprit flottant au vent du large
dans le rêve d’une île des mappes
ignorée paradis de promission
si vieux qu’on soit & lojn de la mer
dont tout l’être est vivantifié »
Les amours de Loris, relecture vivifiante de l’Art d’aimer d’Ovide, propose de brefs poèmes, plus difficiles, estime l’auteur, à écrire que les longs, six vers en général, tel celui-ci élaboré à la manière d’une devinette, comme celui du vélo, qui pourrait être grivois s’il n’était sous-titré, en italique et à l’envers, « (Ton sèche-cheveux) » :
« La nuit je te connais sans voiles Je suis
à ton gré ou tiède ou brûlant Docile
à ton désir sans interdit mon souffle
te parcourt en secret Mais flattant tes formes
parfaites me fuit leur promesse
& ne peut rien de ce qui fait ton vœu
te donner… »
Autre poème concis, avec, encore, vélo et titre qui s’amuse, mais cette fois au féminin :
« (Carte postale : la cycliste & l’oie)
Beauté à bicyclette qui va les yeux fermés
chassant devant elle ce qui a
ailes pour ne pas voler et langue
cornée pour ne pas chanter… »
La mention (ossia noi), en italique et entre parenthèses, figure là aussi sous le poème et à l’envers.
Dans ce livre, contrairement au précédent, c’est l’éditeur et non l’auteur qui a choisi le partenaire pour les images, et celles de Joël Leick, artiste peintre, photographe, poète… conviennent aussi parfaitement à l’univers-puzzle arraché au réel de l’auteur, puisqu’il travaille sur des photographies sur lesquelles il dessine ou il peint ses motifs.
Gérard Cartier a été ingénieur, il a accompagné le projet de tunnel ferroviaire sous la Manche ou celui sous les Alpes pour relier Lyon à Turin. Est-ce pour cela qu’il est aussi précis dans ses topos mais que, poète, il est requis par tous les jeux et ceux, en l’occurrence, de l’amour, du hasard, qui le conduisent à badiner avec Ovide ? Ses voyages en évoquent bien d’autres, à travers les mers et les terres, à travers les mots et les formes, au gré de ses errances et de ses souvenirs ; à travers la lecture des Anciens ; à travers ses livres. De quoi se perdre et se ravir, de quoi rêver, lire et relire Le voyage intérieur, ou L’ultime Thulé, tous deux aux éditions Flammarion, ou Le voyage de Bougainville, chez l’Amourier. Pour ne pas le quitter.