À l’heure où le Marché de la poésie s’apprête à accueillir douze poétesses et poètes palestiniens comme invités d’honneur, le grand poète marocain Abdellatif Laâbi, qui œuvre depuis plusieurs mois pour le succès de cette manifestation, publie sa quatrième anthologie de la poésie palestinienne, consacrée cette fois aux voix de Gaza.
Après La poésie palestinienne de combat (1970), La poésie palestinienne contemporaine (1990, rééditée en 2002) et plus récemment l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui (2022), Laâbi traduit ici les textes de dix poétesses et seize poètes originaires de Gaza, vivant aussi bien dans la bande assiégée qu’aux quatre coins du globe (Égypte, Turquie, Qatar, Belgique, Suède, etc.). Comme pour sa dernière anthologie, les poèmes ont été réunis par son confrère l’écrivain et journaliste marocain Yassin Adnan et publiés simultanément dans une édition arabophone.
L’anthologie emprunte son titre, « Y a-t-il une vie avant la mort ? », à un poème de Mourid al-Barghouti, grand poète palestinien disparu en 2021, qui figurait déjà dans l’anthologie de 1990 et était l’un des deux dédicataires de celle de 2022. Une manière de condenser, dans une question lancinante, la guerre génocidaire livrée depuis près de deux ans sur la bande de Gaza tout en rappelant en filigrane à la fois la continuité et l’héritage vivants de la poésie palestinienne.
Dans une introduction qui comporte plusieurs extraits des poèmes traduits, Laâbi invoque Césaire pour mettre en lumière la nature miraculeuse de la poésie gazaouie, cette parole qui s’acharne à lutter contre la déshumanisation des vies palestiniennes dans ce « mouroir à ciel ouvert » où « les principes d’espérance, de justice, de liberté, de fraternité, de paix, n’existent que dans de vieux dictionnaires dont personne ne veut plus ». Pour Laâbi, aucun commentaire ne parviendrait à atteindre, encore moins à décrire, « la réalité apocalyptique » que vivent les poétesses et les poètes de Gaza.
Face à la perversion du langage et à l’érosion du sens, il faut, nous rappelle l’anthologiste, faire preuve de décence et savoir reconnaître la défaillance collective : « Ces voix n’ont pas besoin de nos analyses pseudo-savantes, du minimum syndical de notre indignation, et des trémolos de notre compassion. D’elles, on peut accepter avec humilité qu’elles nous rudoient : ‘Taisez-vous ! Laissez-nous parler’ ». Dès lors, l’anthologie se présente comme un appel urgent à écouter les voix gazaouies, à honorer par le silence du recueillement et du respect leur mémoire écrasée chaque jour par la violence de l’oppresseur et l’impuissance du monde. Face aux affres d’une tragédie qui s’écrit sous nos yeux, il s’agit d’accueillir la poésie gazaouie à la fois comme un cri d’humanité échappé des ruines et un témoignage éthique sur la faillite morale et politique de notre époque.
L’anthologie s’ouvre sur le désormais incontournable poème « Si je dois mourir » du poète Refaat Alareer, tué dans une frappe israélienne le 6 décembre 2023 et dont les mots continuent d’incarner, dans plusieurs langues, la tragédie des siens. Son compatriote Nourredine Hajjaj, qui a subi le même sort trois jours auparavant, lance à la face du monde :
Tranquillisez-vous
Ne vous préoccupez pas de ce que vous avez vu en dernier :
si c’est le feu ou la noyade, la défenestration ou l’arme blanche
À Gaza, nous mourons plusieurs fois avant cela

Dans sa dernière lettre, Hajjaj énumère ses rêves et refuse d’être réduit à un chiffre, de voir sa mort effacée, « sans que vous disiez que cet homme-là aimait la vie, le bonheur, la liberté, le rire des enfants, la mer, l’écriture, Fayrouz, et tout ce qui comble de joie avant que ces choses ne disparaissent en un claquement de doigts ».
D’un bout à l’autre de l’anthologie, la mort est une obsession qui hante la poésie gazaouie, au point que le poète en vienne à désirer, à l’image d’Adham al-Akkad, un « décès inexplicable ». Même quand l’ombre de la guerre semble se dissiper à la faveur d’une trêve éphémère, la mort resurgit, rappelant au survivant la réalité de la perte, comme dans ce fragment de Nasser Rabbah :
La guerre a pris fin
Je me suis procuré beaucoup de pains
un pain pour chaque ami
et me suis rendu au cimetière
Comme souvent dans la poésie palestinienne, la notion même d’existence est frappée d’incertitude et l’incompréhension atteint son paroxysme, ce qui se traduit par l’accumulation d’interrogations déchirantes, comme chez Yahya Achour : « Où étais-tu, ô mer / quand nous étions / en train d’être carbonisés ? » ou encore : « Comment des lambeaux de chair peuvent-ils voler si haut ? ». Dans la même veine, Ashraf Fayad renchérit : « Comment la mort / à tout moment / est-elle devenue un choix / envisageable et probable ? » Tournant son regard vers un avenir plus que jamais incertain, Hind Joudeh s’interroge à son tour : « Qui rendra aux femmes de Gaza leur morosité / ordinaire / leurs balais / leurs ustensiles de cuisine / et la réunion de la famille autour de leurs plats chauds ? » Autant de questions qui restent sans réponse, suspendues entre terre et ciel, entre le poème et le lecteur, qui mesure à chaque ligne l’étendue du désastre.
Dignes et imperturbables, les voix gazaouies s’emploient à restituer l’atrocité qui défile depuis des mois sur nos écrans. Ainsi, Walid al-Akkad compare un enfant décapité par un bombardement à « une offrande au dieu de la guerre » dont « le monde entier déchire à belles dents / la chair ». Pour Nour Baaloucha, Gaza est tout simplement à rebours du vivant : « Partout, on ampute / et je ne sais pourquoi les fleurs continuent à pousser / dans les jardins ». Le vécu gazaoui est le lieu de tous les paradoxes, comme le montrent ces vers de Shorouq Mohammed Doghmosh : « J’ai deux yeux pour observer les amoureux et la croissance de l’arbre que j’ai planté dans la cour de la maison / non pour voir des lambeaux de chair volant dans les airs et un foie continuant à palpiter ».
Confrontée à la banalisation des massacres et à la destruction systématique des vies humaines, la poésie gazaouie puise dans les gestes du quotidien pour rappeler les sacrifices d’une population abandonnée à elle-même. Denrée rare et souvent associée au massacre, la farine devient un ressort poétique, comme dans cet appel de Mona al-Msaddar : « Réveillez-vous, rêves périmés / nous n’avons pas de farine pour pétrir le néant ». Dans le même registre, l’expérience des mères n’est nulle part plus poignante que chez Niamat Hassan :
À Gaza,
la mère n’est pas comme toutes les mères
Elle pétrit le pain avec le sel frais
recueilli à même ses yeux
et nourrit de ses enfants
la patrie
Les destins individuels et collectifs sont noués autour de la même douleur qui résonne d’un poème à un autre, comme une complainte tissant des liens insoupçonnables au cœur du désastre. Comme en écho aux mots de sa compatriote, Alaa al-Qatraoui, qui a perdu quatre de ses enfants dans les bombardements israéliens et s’est vu interdire la fouille des décombres pour dégager leurs corps, compose un poème-cri où se lit la rage et la détresse d’avoir perdu sa fille : « Laissez-moi la voir ! / […] / Donnez-lui mes poumons / Peut-être s’est-elle étouffée sans eux / peut-être n’a-t-elle pas pu crier mon nom / tant les décombres l’écrasaient ».
À défaut de sauver des vies, la poésie gazaouie s’obstine à scruter la mémoire, à se libérer de la fatalité en déplaçant l’écriture vers de nouveaux horizons. Les voix de Gaza n’hésitent pas à subvertir le réel, poussant la poésie vers un ailleurs façonné parfois par l’imagination. Ainsi, Mosab Abu Toha restitue « ce qui reste » du chaos avant de se projeter dans un univers alternatif avec des années de moins de douze mois pour fêter plus d’anniversaires et un alphabet de vingt-neuf lettres pour accueillir plus de mots dans ses poèmes. De son côté, Anis Ghanima donne à lire un imaginaire nocturne en rupture avec la famine désormais organisée sur le territoire : « Ma tête regorge d’un marché de légumes et de chalands / et mon cœur de fruits gratuits ».
Mais cette stratégie de résistance ou d’évasion semble presque toujours se heurter à la brutalité du réel qui revient hanter le poète survivant, comme le dit si bien Haydar al-Ghazali : « J’ai honte de ma poitrine / toujours reliée à des bras et une tête / J’ai honte de mes jambes / qui soutiennent encore un corps intact ». À Gaza, l’impuissance, dans les mots d’Othman Husaïn, continue d’être cette « maîtresse brandissant le signe de la victoire » et piégeant le poète isolé dans « des lambeaux de rêves » condamnés, comme lui, à une errance sans fin.
Pour dire l’impasse existentielle de tout un peuple, nombreux sont les poètes de Gaza qui déclinent leurs identités, livrent leurs confessions ou recollent des fragments épars de leurs biographies. La poésie gazaouie est autant la caisse de résonance des bombardements que la mémoire conjuguée des absents et des survivants. Il s’agit, le plus souvent, d’assimiler la tragédie, d’embrasser le paradoxe, comme le suggère Fatina al-Ghorra : « Emporte un foulard soyeux / pour y recueillir ton sang encombré / auquel le chemin aura donné une forme différente ». L’anthologie donne à lire une intériorité palestinienne tourmentée, des psychés ravagées par l’accablement et le doute, hantées par la peur et l’hystérie, à l’image de ces lignes saisissantes de Doha al-Kahlout : « Je berce un cri, et pas de réponse. J’attends du secours, dors à l’intérieur de moi-même, et comme un point oublié, je sombre ».
Dans ce contexte, l’expérience de la diaspora gazaouie n’en devient que plus lancinante, ancrée dans la double peine de la perte et de la distance. S’adressant à sa famille bloquée à Gaza, Kawthar Abu Hani mesure le paradoxe de sa situation : « Maintenant, à force de douleurs, vous vous rongez le cœur / et moi j’écris sur vous en toute tranquillité / J’ai anesthésié mes sentiments pour pouvoir écrire sur vous ».
L’un des traits distinctifs de la poésie gazaouie est la fluidité avec laquelle elle renouvelle ses formes et ses tonalités. Très souvent, le poème laisse place au texte en prose pour mieux saisir l’enchaînement des événements et la précarité du quotidien. Ainsi, Yousef al-Qidra nous livre des distiques aphoristiques : « La mort a proposé : / deux cœurs dans une seule tombe ! » ou encore : « Les poètes / sont des martyrs vivants ». Hamed Achour, quant à lui, opte pour le vœu impossible à exaucer : « Nous aimerions jouir d’une seule heure où ne tomberait pas une nouvelle urgente ». De son côté, Nasser Rabbah cherche refuge dans la prière poétique : « Nous ne sommes pas de fer, ô mon Dieu, pour être de nouveau fondus chaque année ». Enfin, Enass Sultan tient une chronique sous forme de journal pour exprimer sa lassitude et renouveler au quotidien sa quête d’apaisement : « Vidée, et je ne veux pas de fleurs mortes sur mes lèvres ».
Dans l’anthologie, la juxtaposition des blessures et des tourments brosse le portrait d’un peuple qui refuse de capituler mais continue de souffrir : l’extrême solitude, la perte du sommeil et des repères, l’accumulation des files d’attente, l’annihilation de la notion du temps, les rendez-vous pris avec la mort, les déchirements intérieurs, l’amour interdit, les fardeaux impossibles à soulager, les roquettes assassines, mais aussi les revenants qui n’atteignent jamais leur point d’arrivée, les poètes qui interpellent les pierres de leurs maisons et d’autres qui vivent reclus et ne sortent que pour constater le chaos. De temps à autre, on croise des oiseaux dans le ciel, des chiens de compagnie et des fleurs en couleurs, autant de présences réconfortantes mais qui semblent bien impuissantes face à la souffrance des Gazaouis.
Avec des mots justes et tranchants, les voix gazaouies nous disent enfin leur perte totale de confiance en la communauté internationale et leur sentiment de désillusion généralisée. Ainsi, plusieurs poètes expriment sans détour leur profonde frustration, comme le fait Fayad :
Il ne nous suffit pas que le monde
ait des regrets
Ni la mauvaise conscience
ni les oraisons funèbres lestées de tristesse
ne guériront nos blessures
Parfois, le ton se fait encore plus véhément, reprochant au monde son attitude passive, voire sa complicité plus ou moins consciente, comme dans ces vers sans appel de Husam Maarouf, qui résonnent avec l’introduction de Laâbi : « Nous ne voulons plus rien de vous / Votre voix tonitruante / empêche nos cris de monter au ciel ». Cela n’empêche pas les poétesses et les poètes gazaouis de continuer à clamer leur place dans la poésie universelle, avec des références notamment à Baudelaire, Shakespeare, Essénine et d’autres.
On l’aura compris, la lecture de cette anthologie est une expérience à la fois bouleversante et révélatrice des sillons de douleur qui continuent de lacérer le territoire et le peuple de Gaza. En lisant ces poèmes échappés de l’apocalypse, on accepte de se regarder dans le miroir de l’ordalie gazaouie, de suivre les poétesses et les poètes de Gaza comme des éclaireurs en première ligne dans la nuit de l’humanité. Comme l’écrit Hesham Abu Asaker :
Nous existons
et brûlons
Nous éclairons les monstruosités humaines
avec tout ce dont nous disposons de lumières
Grâce à l’engagement indéfectible de Laâbi qui traduit, accompagne et défend la poésie palestinienne depuis plus d’un demi-siècle, le lectorat francophone peut désormais écouter ces voix qui refusent de trahir le souffle du poème et continuent de donner au monde des leçons de résilience et de dignité. Leur poésie miraculée vibre et triomphe par-delà la mort, comme dans ces vers de Walid al-Halis :
Peu à peu, nous nous desséchons
Peu à peu, le parfum nous quitte
Nous ne plions pas
et nous mourons :
épine ne trahissant pas sa rose