Le chant de l’argonaute

Ce n’est pas dans une traversée de tout repos que nous entraîne Tom Buron avec Les cinquantièmes hurlants. S’il s’inspire de son expérience sur un voilier en Méditerranée, c’est vers l’austral de la pensée qu’il met le cap, tel un argonaute, en quête d’une île paradisiaque et probablement utopique. Il lui faut fuir à tout prix cette terre maudite, ravagée par les guerres, parmi lesquelles le conflit russo-ukrainien qui lui tient particulièrement à cœur.

Tom Buron | Les cinquantièmes hurlants. Gallimard, 84 p., 17 €

Le voici plongé dans la « longue nuit de quart », seul aux manœuvres, affrontant les éléments déchaînés du langage, ce « vacarme grammatical », et « la mutinerie des écritures ». Pas une minute de répit. Et tous ces souvenirs qui lui reviennent en vrac dans ce long monologue tourmenté, les siens et ceux, collectifs, qui viennent de « la grande histoire de l’homme », pas toujours glorieuse. Ce poème est une quête : « Mais aujourd’hui c’est la nuit qui fuit / et c’est moi que je cherche », écrit-il. Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas une quête du Sens, mais de l’Être, du nerf à vif, presque au-delà de lui-même. Et Tom Buron qui, en boxeur, aime à en découdre avec les mots n’a pas peur de leur obscurité : c’est une obscurité qui parle, qui crie, qui hurle, et ce qui nous saisit, lecteurs, c’est moins le sens qui se dérobe qu’une sorte de fièvre, l’impression d’être frappé par la foudre à chaque vers.

Tom BUron marché de la poésie, Les cinquantièmes hurlants
« Le voilier, effet du soir », Claude Monet (1885) © CC0/WikiCommons

Sans doute ce poète invente-t-il un nouveau lyrisme épique, avec des traces de la Beat Generation et un zeste, à peine, d’objectivisme poétique à l’américaine. Il s’exprime en vers libres, dans un « désordre délibéré », mais en travaillant la structure et la métrique, avec en arrière-fond une musique de jazz ou de blues, cherchant « l’accord imparable de l’extase ». Cette voix rocailleuse, amoureuse des mots, qu’ils soient banals, rares ou inventés, à la limite de la glossolalie parfois, porte aussi en elle en sourdine un grand rire qui vient secouer toutes nos habitudes mentales. En voici un extrait :

J’envisage la traversée, le thrène,

car est maintenant venu notre

tour de quart sur le monde ;

j’invente une virée mauvaise à déverser

sur d’élégants bastingages, le navire

crache des arguties d’huiles et de cuivre,

le littoral s’éloigne et s’annihile, la mer, elle,

 

rend sa décoction tellurique et les eaux,

enfin, les flots, font une procession

de cors au succès des nappes de brouillard.

 

J’ai fait le portrait du royaume

et je ne dois pas retourner, pas même

pour tout l’or des reins du vieux bagne

et l’appel des camarades du grand cirque

des années charnières.

 

Ce soir, le ciel cillant

aux jointures du cratère natal, ce soir,

retournera l’électricité des morts contre nous –

Alors entrant dans la conquête du ressac,

je saoule le rythme dans le vin des vagues,

par cet angle-ci, la découverte d’une

consonance cliquetante – lumière :

 

lumière agonale vissée comme le mégot,

le jeu au komboloï du pouce à l’index

me ramène à quelques fées oubliées des terres

que nous n’avons qu’habitées de pas furtifs,

omettant la carte et ses somptuaires nervures –