« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement », certes. Mais ce qui ne se conçoit que confusément ? Ce qui ne se conçoit pas encore ? Ce qui ne se conçoit pas ? Tom Buron se confronte à ces questions pour relever les défis du poème long qui a besoin pour exister d’autre chose que de comptes rendus sensibles et de phrases coupées. Nourri par la traversée de la Méditerranée sur un voilier et par deux années (2022 et 2024) de volontariat en Ukraine, tout autant que par la lecture de Byron, Rimbaud, Nietzsche, Arthur Cravan, Cendrars, Kessel… le rythme constant qui anime son écriture lui donne les moyens d’une réussite rare dès qu’on aborde la dimension épique.
Le titre du livre suggère qu’il parle d’un voyage lointain et d’un affrontement à des réalités extrêmes.
J’ai d’abord eu cette idée d’un navigateur aux accents nietzschéens, habité par différentes mémoires, que l’on suivrait à la fois géographiquement et métaphysiquement, un exilé permanent qui n’en finirait pas d’avancer vers le Sud, tout en se cognant contre le souvenir et le retour de la vague dans sa quête mystique. Je voulais un poème de voyage autant que d’affrontement… car la mer, c’est l’indomptable. On ne peut la fourcher, la tordre, la modeler, elle a toujours raison. Après avoir accumulé plus de deux cents pages, j’ai laissé cette tentative de côté. C’est revenu dans un second temps, des mois plus tard. Quand l’armée russe a envahi son voisin, je suis parti. Mon aventure a commencé à la frontière ukraino-polonaise, puis elle s’est poursuivie en Ukraine. J’ai livré des véhicules pour l’armée, aidé dans les camps, travaillé dans des entrepôts, dans l’humanitaire et la logistique, en tant que volontaire du côté du front sud et du front est, dans le Donbass mais aussi à Kharkiv, Kherson, Zaporijia, et dans bien des villages bombardés. Plus récemment, j’ai fait quelques mois avec l’armée. C’est en revenant de missions au début de la guerre après l’été 2022 que je suis parvenu à me remettre au travail sur Les cinquantièmes hurlants, que j’ai enfin trouvé une forme, et que je l’ai achevé. Je venais d’avoir trente ans. J’ai décidé d’arrêter avec ce manuscrit ce que j’appelais mon « cycle du danger » et d’abandonner l’écriture, et je suis reparti en Ukraine.
Qu’est-ce que ce « tour de quart » qui ouvre et porte et achève ton livre ?
Un éternel recommencement. Mon navigateur fou est comme l’écrivain qui, fidèle à ses obsessions et à son but, recommence à chaque fois, échoue, mais échoue mieux, il y retourne, se jette corps et âme dans sa traversée, vers ce Sud qu’il convoite. J’ai eu ce sentiment en traversant la Méditerranée sur un voilier en tant qu’équipier. Le poète en vigie et en l’action qui doit remettre la chair et le nerf dans le vers. Ce tour de quart, c’est l’engagement total dans la vie et l’œuvre.
Ton poème comporte neuf séquences. Chacune est une longue laisse composée d’une moyenne de vingt-cinq strophes souvent de sept vers. D’où te vient ce goût pour le poème long et le refus des « phrases coupées » tenant lieu de « vers » ?
Je défends le vers libre mais pas n’importe lequel ! Vers libre ne signifie pas absence de contraintes, de squelette, de musique, de rythme… Au contraire, le vers libre vise le plus haut degré de sophistication littéraire. Celui qui s’y engage y crée une méthode qui lui est propre par, notamment, différents procédés rythmiques. C’est un travail de longue haleine qui prend tout son sens lorsqu’il est inscrit dans le poème long qui représente pour moi le « surpoème ». Je pense le poème long comme un quinze rounds des grandes heures, quelque chose de vertical. Il faut tenir la distance dans le souffle et l’architecture, ce qui n’a rien à voir avec un poème de quatre vers ou de quatre strophes : ce sont des disciplines différentes. Mon poème long, mon vers, s’inscrivent dans un lyrisme violent. Je parle d’une violence de dépassement à la Zarathoustra. D’une forme qui va contre celles du moment, qui opère des coupes parfois agressives et qui cavale à huit cents chevaux, qui est inséparable d’une violence métaphysique. Les cinquantièmes hurlants tient peut-être de l’élégiaque, mais avant tout de l’épique. Il est pour moi un « poème narratif d’aventure ». Je parle d’influence épique puisque la guerre n’est jamais loin, qu’elle a pris une grande place en moi pendant le temps de l’écriture, et que mon poème charrie à la fois l’expérience intime du voyageur et une polyphonie anonyme et étrangère.

Ton écriture semble naître de trois sources : la prise de notes au cours d’une action très concrète dans le monde ; la lecture des œuvres marquantes du siècle précédent ; la volonté de renouveler le langage et l’attention à la dimension orale. Est-ce juste ?
C’est très juste. Je commence par accumuler des notes, énormément de notes, mais aussi des vers ou des morceaux de vers, des images, des vues, pour nourrir l’idée de base et le récit. Cela dure des mois, et ce sont des gestes qui sont inscrits dans des mouvements, dans des actions concrètes, dans un vécu. Après avoir accumulé, je vais à la recherche de ma langue, je tente de la rattraper, j’organise une voix, je la laisse cavaler pour ensuite savoir comment la maîtriser, lui donner une tenue, une discipline qui lui permette tout de même de poser son aliénation, sa frénésie, ses hallucinations. J’ai un souci très fort du rythme et de la musicalité. La poésie vient de là, n’est-ce pas ? Ce sont des racines orales. Je suis à la recherche d’une densité rythmique qui doit passer par plusieurs grilles, plusieurs pistes, par des enjambements et des allitérations, par des choix de justifications et une science du silence, par des rimes internes, des pertes de vitesse alternées avec des courses contre la montre :
« Cette île cela fait bien longtemps qu’elle
longe nos tempes et hante le songe,
quelque chose de la trempe des grands jeux
depuis les sabords de L’Augusto jusque
sur l’onde où nous nous trouvons pionniers
du bleu, la vague, vent sous vergue,
ça vogue et vite s’en va, poussée vélique
encore, vers un sud à l’autre bout de nous-mêmes »
Pourquoi avoir placé ton travail sous le double signe de Khlebnikov et de Melville ?
La quête de la grande énigme, la lutte entre Bien et Mal, la nature face à l’homme, la folie face au destin, l’apollinien (Ismaël) et le dionysiaque (Achab)… ont été travaillés à un tel niveau par Melville, un Melville en crise, qui fouille en permanence Shakespeare, que c’est un texte absolument fondateur. Khlebnikov me touche à un autre niveau. J’aime les entreprises démesurées, et la sienne est une des plus déraisonnables. Khlebnikov est un inventeur langagier. Il sait que le poète complet se sert aussi de l’histoire et de la philosophie, qu’il nous fait apprendre une autre langue, qu’il est un penseur. Personnellement, j’ai toujours préféré ceux qui vont vers des tâches cent fois trop grandes pour eux et Khlebnikov a tenté plus que personne.
Pour terminer, j’aimerais que nous quittions le livre pour parler de la scène.
J’aime l’idée d’une augmentation du texte pour un temps donné, celui de la lecture publique. Ce moment redonne au poème sa nature chamanique, quelque chose de l’ordre de l’incantation, une réalité charnelle. C’est le rock ‘n’ roll et c’est la messe, le cabaret et la parade, le tumulte réactivé du poème. Pour Les cinquantièmes hurlants, je travaille avec le trompettiste de jazz Fred Aubin, c’est une sorte de duel face à l’océan.